le-soleil-et-la-lune

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Ceux d'en face, ou Hansel, Gretel, la princesse et tout le tralala

Résumé :

Dans les années 50, et en milieu rural, une institutrice règne sur une classe unique. Sa silhouette, son élégance, sa manière d’être, son mode de vie, bien différents de ceux des mères de ses élèves, fascinent les enfants et nourrissent leur imaginaire. Lisa et Rachel, filles de l’institutrice, sont aussi ses élèves. Le regard que portent les uns sur le milieu des autres, sur les parents des autres, est sans cesse filtré par le milieu social où il s’est formé : évidemment pour Solange ou Félix, enfants de la femme de ménage, la maison de la maîtresse est un château dont elle est la princesse et, inversement, Lisa perçoit avec un peu d’effroi la promiscuité et la pauvreté de la maison de Solange et Félix. Mais la misère matérielle  des uns est compensée par une vie sociale bien plus riche que celle de la famille de l’institutrice, qui ne partage pas les pratiques locales et ne fréquente pas grand monde (« ils ne sont pas de son monde »). Tout comme les enfants de la femme de ménage sont hypersensibles à l’aspect et aux pratiques de l’institutrice et des ses enfants, Lisa, l’une des filles de l’institutrice, est hypersensible à l’aspect, à l’environnement et aux pratiques différentes dans le milieu des autres. Elle est extrêmement seule, d’autant plus que son amitié pour ses camarades de classe lui fait ressentir avec acuité l’égoisme de sa mère, l’absence de générosité de son regard comme de sa manière de vivre. Pour Solange pourtant, l’institutrice va être un modèle auquel s’identifier. Elle va envier son aspect, la position de toute puissance qu’elle occupe (alors que sa propre mère lave le linge sale des autres) et rêver de devenir institutrice, puis « coquette et soignée » jusqu’à ouvrir un institut de beauté. 

Les narrateurs sont presque exclusivement des enfants.

 

EXTRAITS :

 

Lisa

Le cochon

Près de la porte, une bassine fumante entre les pieds, une femme en blouse grise est assise sur un tabouret bas. Entre son pouce et son index, elle fait glisser des boyaux sur toute leur longueur jusqu’à leur bout sectionné. Un jus épais chargé d’excréments verdâtres en sort. Elle repose le boyau évidé dans la bassine où trempent d’autres de ces anguilles fétides, et en extirpe un autre. De temps en temps, du dos de l’avant bras, la femme relève une mèche qui lui tombe dans les yeux. L’odeur est épouvantable, exécrable. Je me demande si elle va changer l’eau de rinçage des boyaux et renouveler l’opération, ou si elle va considérer que cela suffit. Je préfère ne pas savoir et entrer dans la maison. Sur la table couverte de torchons blancs bordés de deux lignes rouges, le cochon est réduit en pièces. Des morceaux de viande sanguinolente attendent d’être débités et des bouts de lard et de chair déchiquetés s’amoncellent en pyramide flasque et croulante. D’un grand faitout en aluminium émane un gargouillis de jus visqueux qui mijote dans une odeur fade. Félix suit mon regard et m’informe : ce sont des rillettes qui se préparent. C’est sa mère qui lave les boyaux pour les saucisses et le boudin. Elle rentre, justement, essuie la paume de ses mains dans son tablier de toile grise maculé de couleurs plus sombres, et s’empare d’une spatule pour vérifier que rien n’attache au fond du faitout. Elle est en savates éculées, effondrées sur le côté, déformées par des oignons qui, dit-elle, la font parfois souffrir. Ses cheveux gris, plaqués contre son crâne à la racine, frisottent au bout en mèches avares. Elle est alourdie, harassée sans doute l’âge. A l’âge que j’ai, je ne me pose pas la question.

(...)

 

Rachel

Le crime de Lisa

C’est bien la peine de trembler et de serrer ses petits poings maintenant ! Quelle idiote cette Lisa ! Quand il a su ce qu’elle avait fait, papa nous a demandé d’aller chercher une perche, mais c’était trop lourd pour nous, on n’arrivait pas à la retirer de derrière les outils. Il a dû venir la prendre lui-même. Il a aussi pris une fourche   dans son autre main. Maintenant, il fouille le fond de la fosse ; il râle parce qu’il n’y voit rien.

«Va demander une lampe à maman ! » dit-il à Lisa.

Avec la perche, papa fait de grands cercles à l’aveugle au fond du gouffre des cabinets. Ca sent l’infection. Il y a des mouches. Maman s’est mise à côté de lui pour l’éclairer et regarder, elle aussi.

« Il doit être asphyxié. » dit-elle calmement.

« Ca dépend depuis combien de temps il est là dedans ! »

Maman traduit :

« Quand est-ce que tu as fait ça, Lisa ? »

Comme pour gagner du temps sur le sauvetage, Lisa répond en se dépêchant :

« Tout de suite. »

« Il est là, je le sens. Passez moi la fourche ! »

Maman la lui tend. Papa n’arrive pas à faire ce qu’il veut. Peut-être parce qu’il n’est pas pécheur. Il peste et râle à coups de « Bon Dieu ! ».

« Je l’ai ! » dit-il enfin.

Lisa essaie de voir et elle demande, d’une voix précipitée, d’un ton de prière vibrante :

« Il est vivant ? Il est vivant ? »

(...)

 

Solange

L’apparition

En bas de l’escalier qui mène de la cour à la classe, la maîtresse est debout, en blouse blanche. Elle vient de siffler la rentrée. Ses chaussures me fascinent, je n’en ai jamais vu de pareilles. Je n’imagine pas comment elle peut avoir des pieds si différents de ceux de maman, pour qu’ils tiennent tout entiers dans des escarpins si fins, si souples, si bleus, avec un si ravissant petit nœud qui dégage le bout de ses orteils, dont elle a verni les ongles. C’est la première fois que je vois des talons hauts comme ça. Même la fille Renard, dont maman dit qu’elle court les gars, et qu’elle se nippe comme une princesse, n’en a pas de pareils. Le dessus du pied forme une ligne presque continue avec la jambe, où pas un poil ne pousse, dont le mollet s’arrondit sans saillir. La cambrure qu’imprime à son dos l’extension permanente de ses pieds fait remarquer sa taille, fine. Elle a noué une ceinture sur sa blouse. Même en blouse, la maîtresse est élégante. Elle a de beaux cheveux noisette, bien gonflés, bien lissés. Pas comme maman, qui va faire des indéfrisables chez le père David ; il couvre sa tête de grosses pinces en bakélite, et elle en sort avec une coiffure toute riquiqui, comme casquée par les petites frisures serrées  autour de sa tête. Et elle sent très fort un drôle de produit, ces jours là.

(...)

 

Agnès

La récitation

Elle est toute petite et douce comme un petite chaton. Je l’ai soulevée dans mes bras et serrée contre moi. Elle a posé sa tête sur mon épaule et a sangloté, infiniment. J’ai tapoté son dos et caressé ses cheveux. J’ai dit : « C’est fini, c’est fini, allez, c’est fini, comme me dit papa quand j’ai du chagrin. J’aurais préféré. Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir tant de larmes dans un tout petit corps. La maîtresse ne l’a pas laissée dire sa récitation. Elle avait levé son doigt pour la dire :

« Madame ! Madame ! »

« Lisa ? » avait confirmé la maîtresse de derrière son bureau.

Lisa, qui nous voyait faire depuis deux ans qu’elle était là, sans bruit, au fond de la classe, s’est levée. Soudain debout, émergeant au dessus de la tête des autres, elle s’est empressée de commencer. Après le premier vers, le second peut-être, le reste n’a pas suivi. Une petite fronce est apparue entre ses sourcils. Ses yeux se sont affolés, cherchant le fil de son histoire.

« Assieds-toi. Tu ne la sais pas. »

La maîtresse a aussitôt tourné son regard vers un autre petit du CP, comme pour passer aux choses sérieuses. C’est donc Robert qui a dit qu’il savait bien « pourquoi sa poupée était malade ».

Là, dans le creux de mon cou, Lisa me la dit, son histoire de poupée. Elle me la dit en hoquetant.

 

 

Félix

Les crayons de couleur

Elle a compté les crayons de couleur, a demandé qu’Yvon et Daniel lui apportent le rouge et le jaune qu’elle avait vus sur leurs tables, et dit qu’il manquait encore le marron.

« Qui a le marron ? »

Personne n’a répondu. Le silence s’est installé.  « Allons ! J’attends ! »

Personne n’a bougé. Sans oser se retourner, on s’est jeté des petits coups d’œil aux uns et aux autres pour contrôler que le crayon n’était pas sur la table du voisin. Pour tenter sa chance de le retrouver. Chez l’autre puisqu’il n’était pas chez nous.

« Allez ! Cherchez un peu ! Regardez s’il n’est pas tombé sous vos tables ? »

Tout le monde a plongé sous son banc, certains accrochés à leur table d’une main, d’autres accroupis, moi à genoux. L’un après l’autre on s’est redressés, bredouille. Il est pas mal ce mot, hein ? Il était dans l’histoire de Raboliot que les grands lisaient l’autre jour. Bredouille et penauds. Il était midi passé maintenant. Et la maîtresse a commencé à se fâcher. Elle parlait de plus en plus rapidement et de plus en plus sèchement avec de plus en plus de points d’exclamation.

« Vous ne sortirez pas d’ici tant que vous n’aurez pas retrouvé ce crayon ! Qui a le crayon marron ? Qu’il se dénonce ! »

Silence. Personne n’a répondu.

« J’attends ! » a souligné la maîtresse.

Silence. Chacun se demandait qui allait finir par se décider à retrouver le crayon.

« Videz vos poches ! » a commandé madame Geais.

(...)

 

Solange

Notre Père qui êtes aux Cieux.

Tous les matins, la maîtresse nous lit une petite histoire qui se termine par une leçon de morale. C’est la première phrase de la journée sur notre cahier. Il ne faut pas mentir, il ne faut pas être trop gourmand, il faut être honnête… Au catéchisme, c’est un peu la même chose. Il faut être propre… Ah ? Monsieur le curé ne nous a rien dit là-dessus ; et ses histoires sont moins rigolotes. Et puis il les raconte avec une voix qui fait un peu peur, grave, qui vient des profondeurs peut-être, ou du désert implacable où paraît-il Jésus prêchait. Rien n’échappe à Dieu, a dit monsieur le curé, quoi que nous fassions, où que nous soyons, il sait tout, même dans l’au-delà, a-t-il expliqué, comme pour Caïn, que l’œil de Dieu poursuivait partout, même dans la tombe, un peu comme l’œil bleu de la maîtresse qui nous fixe quand on invente un petit mensonge, une petite excuse ; quand on nie, quand on se tait. On dirait que son regard révèle tout ce qu’on voulait cacher, soulève tous les voiles dont on voulait se protéger, transperce toutes les cachettes, force toutes les serrures. Elle pénètre toutes nos pensées. Elle devine tout. Rien ni personne, dit-elle, n’a de secret pour elle. Elle sait tout.

(...)

 

Félix

La galette à la saucisse.

(...)

Mais là, en face, c’est la maîtresse qui passe ! Je tire maman par la manche, elle se retourne et voit, comme moi, madame Geais qui sort de la pâtisserie. Elle a de beaux cheveux brillants ; couleur écureuil je crois ; ça doit être la couleur écureuil promise dans la vitrine du père David à Boué. Mais la maîtresse ne va pas chez le père David comme maman. Quand on va chez le père David, on en ressort toute rouge, les oreilles presque violettes même, la tête rapetissée et couverte de frisottis. Avec une très forte odeur d’acide. Je n’imagine pas la maîtresse toute rouge avec les oreilles violacées. Ni avec des frisettes. Elle a au dessus du front une grosse mèche qui fait un cran souple dont les extrémités se mêlent aux autres vagues de ses cheveux. J’ai souvent observé. Peut-être que je serai coiffeur plus tard, pour faire de beaux crans comme ça, que le père David ne sait sûrement pas faire avec ses grosses pinces en bakélite. Il y a Rachel et Lisa derrière madame Geais et toutes les trois lèchent un cornet de glace. Madame Geais le fait même tourner dans sa main au fur et à mesure qu’elle donne des coups de langue dans la boule jaune clair qu’elle a choisie. Sans doute par souci d’équilibre ou de symétrie. C’est un mot que je viens d’apprendre, ça veut dire pareil des deux côtés. Voilà, il ne faudrait pas que la boule soit trop entamée d’un côté, trop creusée, elle risquerait de s’effondrer de l’autre. Et ce serait dommage de perdre de la glace, ça a l’air drôlement bon. J’en ai mangé une fois, l’année dernière, au voyage scolaire. J’avais choisi vanille. Là c’est pas de la vanille ; c’est plus jaune encore, un peu plus orange. Rachel lèche une glace d’une autre couleur ; ça, ça doit être du chocolat, et Lisa suce une glace plus beige que jaune. Je leur demanderai demain ce que c’était. Voilà, la maîtresse passe sur le trottoir d’en face, à quelques mètres de nous, mais ne nous voit pas. « Votre galette madame ! » dit victorieusement la marchande en brandissant, emballée dans un papier blanc, une galette luisante de graisse dont dépasse un bout de saucisse.

(...)

 

 

Solange

La jupe de camouflage

 « Alors, tu te décides ? »

Bousculées par les paniers, environnées d’odeurs fortes, nous voilà, maman et moi, devant un étalage de corsets, de caleçons, de bas, de chemises, de blouses, de jupes, de robes même, que soulèvent, contemplent, écartent ou retiennent des femmes boulottes et sans âge. Maman veut que je choisisse entre la jupe plissée grise et une jupe écossaise, selon la marchande. Il est moche son soi-disant écossais jaune et marron.

« Et puis c’est pas salissant ! »

Ah ben voilà, c’est pas salissant ! C’est pour ça qu’ils ont mélangé ce marron et cette espèce de jaune beigeasse parcouru d’un petit fil verdâtre. Couleur de tache. Cette jupe est couleur de tache. Et l’autre couleur de poussière. C’est une tenue de camouflage… Bon, ça ne fait rien, dessus j’ai une blouse. Sauf le dimanche : tout le monde enlève sa blouse pour aller à l’église. Et le dimanche, je ne vais pas voir Rachel et Lisa.

(...)

 

Solange

Les contes de fées.

Qu’elle est belle ! Que j’aime la voir virevolter ! Que sa voix est légère et gaie quand elle décide qu’on a assez travaillé ! Elle va nous raconter une histoire. Elle raconte si bien.

« Rangez vos affaires, ordonne-t-elle, ceux qui n’ont pas terminé leur travail le reprendront demain là où ils l’ont laissé. »

Elle s’installe, rapproche son fauteuil du bureau, ferme son grand cahier vert, rassemble ses crayons dans son plumier et prend dans son tiroir le livre d’histoires. On a tous croisé les bras. On attend. On est prêts. Silence.

« Il était une fois » commence-t-elle lentement en nous regardant les uns après les autres….

On y est…. En général on est chez un pauvre paysan qui n’avait plus de quoi nourrir ses enfants. C’est comme si j’y étais.

(...)

 

Germaine Gaipied

Les cliquets

Elle a demandé du rose. Nom de d’là ! On n’a jamais vu une classe rose ! Elle en a du culot ! Le père Panloup en est comme deux ronds de flan. Il a un p’tit coup dans l’nez, comme d’habitude. Il est pas méchant, le père Panloup, mais c’est pas une lumière, et la gnole lui obscurcit encore les idées. Il en a déjà pris pour son grade en déposant les rideaux noirs qu’on ne peut plus manœuvrer. Elle ' arrête pas de lui demander s’il comprend comment ça se coince, quand ça se coince, de lui répéter que c’est gênant de ne pas pouvoir avoir toute la clarté etc… Elle est là, nerveuse, à lui tourner autour comme une guêpe autour d’un pot de confiture ; elle s’accroupit pour prendre le rideau : « c’est là », le lui mettre sous le nez : « vous comprenez ? » ; elle se relève, tendue comme un arc, pour montrer du doigt la fixation, en haut des grandes fenêtres : « Vous voyez ? ». Elle trépigne. Elle piétine, recule, revient, avance, recommence, montre à  nouveau, ressaisit le tissu et vient me le brandir sous le nez ; elle me prend à témoin de la bêtise du pauvre père Panloup.

« C’est les cliquets, qu’i’ dit, c’est les cliquets. »

« Et des cliquets, vous en avez ici ? »

(...)

 

Germaine Gaipied

La peinture rose.

« Ah, on a frappé ? » me demande madame Geais. Je confirme. Elle pivote sur ses talons et se hâte vers la porte. C’est le maire. Le nouveau. Monsieur de la Girandière. Alain Trognon de la Girandière.

« Ah monsieur le maire, vous tombez bien ! »

La nouvelle clarté des murs et le rose tendre dont les fenêtres et les plinthes sont déjà recouverts ont l’air de réjouir le maire.

« Ah ! Ben je vois que ça a avancé ! »

Le malheureux ! Ca commence bien… C’est qu’elle, madame Geais, n’est pas satisfaite du tout. Elle ne lui laisse pas le temps de me saluer, ni d’entrer.

« Heureusement ! La classe reprend dans huit jours ! »

La figure toujours ravie, le maire est tout miel.

« Oui, mais ce sera fini, ne vous inquiétez pas ! »

Il compte la bercer avec sa jolie voix légère ?

« On me dit qu’il n’y a de crédits que pour la classe, pas pour le couloir ? »

Voilà. Question. Il est coincé. Comme elle dit, il va voir de quel bois elle se chauffe… Il déglutit.

« En effet, oui, on n’a pas prévu de repeindre le couloir. »

 

Là dessus, j’opine du bonnet pour le saluer parce que j’ai croisé son regard. Il fait mine de me découvrir… comme s’il ne m’avait pas vue, avec ma blouse et mon balai, comme une tâche de gras sur une belle robe rose ! Il va me répondre, mais la maîtresse a d’autres chats à fouetter. Pas question que le maire essaie de lui échapper. Surtout pour faire des courbettes à la mère Gaipied…

« Vous avez vu dans quel état est le couloir, monsieur le maire ? »

 (...)

 

Solange

Peau d’Âne

J’ai emprunté un livre de contes à la bibliothèque de l’école. J’ai retrouvé l’histoire de Blanche Neige, celle de Cendrillon, celle de Barbe Bleue, et d’autres que la maîtresse nous avait racontées, mais elle ne nous avait jamais lu peau d’âne. Elle est pourtant belle, cette histoire. C’est une princesse qui échappe à son père. Moi j’aimerais aussi beaucoup échapper à papa mais personne ne voudrait me faire travailler, je n’ai pas encore l’âge. Alors je n’aurais pas d’endroit où dormir, où manger. Il faut que j’attende un peu pour faire comme peau d’Âne. Je n’ai pas bien compris ce que lui veut son père le roi mais, cachée sous ce déguisement, elle s’enfuit et trime dans une basse cour. Elle travaille de ses mains comme souillon dans les arrières cuisines. Une fois dans sa cabane, comme elle se croit seule, elle se dépouille, dit Perrault,  de ses oripeaux puants et elle surgit, ravissante. Du fond de sa gorge sort la voix la plus douce et légère qui soit. Comme quand la maîtresse chante les Pastoureaux. Le prince la surprend ainsi seule. Il la trouve bouleversante. Comme on cherche à le marier, c’est elle qu’il choisit, au lieu des belles jeunes filles parées, fardées, étincelantes de bijoux, dans leurs robes merveilleuses… Peut-être que, moi aussi, quelqu’un de beau et d’intelligent me remarquera ? Je pourrai m’acheter de beaux habits. On ira au restaurant et au cinéma. On partira en vacances.

 

Solange

Croire ou savoir.

Rien n’impressionne la maîtresse, ni l’évangile ni les jeteurs de sorts ; ni Jésus qui marche sur l’eau ou multiplie les pains, ressuscite Lazare ou fait marcher le paralytique ! Rien ni personne, dit-elle, ne la convaincra jamais que les curés croient à ce qu’ils racontent.

«  Avec leur Bon Dieu, pour qui nous prennent-ils ? Si Dieu était juste et bon, pourquoi a-t-il permis la guerre et la misère ? »

Il faut conclure que Dieu n’est pas bon, ou qu’il n’existe pas. L’autre jour, Nicole Mothais nous a dit en roulant des yeux sans doute pour voir si le diable ne l’écoutait pas, que sa mère avait mis des médailles sous les ardoises de sa maison parce que la petite Martine était ensorcelée.

« Vous croyez à ces sornettes là ? » a demandé la maîtresse.

Je n’ai pas osé dire que maman m’avait emmenée chez le toucheux pour faire disparaître mes verrues. La maîtresse se serait moquée de moi ; de nous. Pourtant mes verrues disparaissent, depuis.

« Je demande à voir ! Je ne crois que ce que je vois ! » Affirme toujours la maîtresse.

(...)

 

Solange

Le château de la maîtresse

Rachel et Lisa m’ont demandé de rester jouer avec elles. On joue à cache cache. Je me suis accroupie derrière les pivoines. De là où je suis, je peux voir l’école et la maison de la maîtresse. C’est une maison de conte de fées… comme la maison de pain d’épice d’Hansel et Gretel. La maîtresse nous a raconté l’histoire samedi. Le toit, ça pourrait être en quoi ? Dans l’histoire, c’est en sucre d’orge ? Pareil, du sucre d’orge à la framboise. Mais sur le livre, la maison est beaucoup plus petite, beaucoup plus basse, et puis en une seule pièce. Celle là est beaucoup plus belle. C’est une maison de princesse par rapport à l’autre, qu’est une maison plus pour nous… J’adore le perron et l’escalier, avec la rampe où s’enroulent les volubilis. C’est la maîtresse qui m’a dit comment ça s’appelait. Il n’y en a pas dans le jardin de ma mère ; mais y a des lupins. Et puis nous, on n’a pas de perron. Des volubilis bleus... J’en aurai plus tard, quand je serai grande.

(...)

 

Solange

Le Queniau

L’oncle Louis est arrivé ce matin. Comme d’habitude il a commencé par nous demander si on avait été sages et, comme je hochais la tête, il s’est tourné vers maman en demandant si c’était bien vrai. Norbert, Félix et moi on s’est regardés, exaspérés.

« Puisque tu ne les crois pas et si ça t’intéresse, pourquoi ne demandes-tu pas directement à maman ? » a répondu Norbert.

L’oncle Louis ressemble beaucoup à papa. Il a les mêmes yeux écarquillés et la même mine réjouie, ravie des blagues imbéciles qu’il invente à grand débit.

« Ouh ! A fait maman, le diable les habite ! »

L’oncle Louis est bedeau à Sablé. Une nouvelle pareille, ça lui a cloué le bec quelques secondes, mais il s’est repris.

« Parler du diable, c’est l’inviter à table ! »

« Alors faudra que tu lui laisses ta part, a rétorqué maman, je t’avais réservé celle du pauvre. »

« Ben ici je crois qu’on a tous des parts de pauvres ? »

« Si ça ne te suffit pas, tu peux toujours te planter devant l’église et demander la charité, tu verras si tu fais gras tous les jours ! »

Penaud, l’oncle a dit « te fâche pas ! »

Mais maman était un peu en colère, elle a continué.

« Le diable, ici, on le tire par la queue tous les jours ; on se bat contre lui et aujourd’hui il te ressemble ! »

Ca a jeté un froid et cloué le bec de l’oncle Louis pour quelques minutes. Avec maman, il a rarement le dessus. Papa lui a offert à boire comme pour le consoler.

« Allez tiens, bois un coup ! »

(...)

 

Lisa

Les autostoppeurs.

(...)

On apparaît dans la cuisine les uns après les autres, maman parfumée, parée, papa cravaté et tous quatre chaussés, coiffés, rutilants, Rachel et moi mettons le couvert, et on s’installe à table pour déjeuner à midi pile. On déplie nos serviettes du dimanche. Maman étale la sienne sur ses genoux, et nous, on accroche les nôtres dans l’échancrure de notre col. Comme elles sont un peu raides, elles glissent souvent. Ca permet d’avoir quelque chose à se dire.

« Zut ! Cette serviette n’arrête pas de tomber ! »

C’est mieux que rien. Au moment du poulet, ça va encore, on a la bouche pleine, et de toutes façons on ne parle pas la bouche pleine. Entre deux bouchées, on peut toujours demander le sel, ou le pain, ou l’eau. Mais au dessert, on n’a plus besoin de tout cela ; le silence s’installe. Il a pris le dessus sur les crissements des couteaux au fond des assiettes, le tintement des verres, le choc des pichets que l’on repose. Il a gagné. Là tout le monde sait qu’il reste juste deux choses à faire : débarrasser la table et faire la vaisselle. Après, il y aura devant nous la perspective d’un long après midi vide. On fait traîner l’essuyage des dernières assiettes. Maman me dit que je lambine toujours le dimanche. Elle n’a pas tort. Une fois le torchon suspendu, il n’y a plus rien à faire. On ne peut pas aller jouer dehors pour ne pas se salir.

(...)

 

Lisa

Vœux

Un deux trois quatre cinq six sept… si j’atteins le carrefour, sans marcher à côté des blocs de granit qui bordent le trottoir, avant d’être arrivée à cinquante, et avant la voiture qui arrive derrière moi, mon vœu sera exaucé. Par qui ? Mystère. Quelqu’un qui déciderait de m’aider.

 

Andrée

Le problème du certificat

Non mais quoi encore ? Non, c’est non. Ca suffit aujourd’hui ! Si elle a ses humeurs, c’est pas ma faute.  Son problème de certificat, elle a qu’à s’le foutre où j’pense. E' m' parle pas comme ça ! C’est pas ma journée !

 « J’m’en fiche », que j’lui ai répondu.

Elle m’en a balancé une. Bien sentie. Comme on dit. Ca fera trois pour aujourd’hui, entre celle de maman parce que je n’voulais pas nettoyer la merde des jumelles, celle de papa qui d’vait pas avoir fini d’cuver son vin d’hier, à moins que ce ne soit le p’tit r’montant de l’aube, et qu’à voulu soutenir maman, pis celle là. Elle est là, furieuse, à gesticuler devant moi : mais qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’elle me fait peur ? Perchée comme elle est sur ses p’tites godasses, j’te lui donne un coup d’tête et elle dégringole en arrière. Elle est pas grande, mais elle tomberait de haut, c’est moi qui te l’dis ! E' m’lâche ? Elle arrête de m’secouer comme un prunier ou c’est moi qui lui en fiche une ?

(...)

 

Lisa

La bonne du curé

La maîtresse a donné des timbres à vendre pour la lutte contre la tuberculose. J’en ai pris un carnet de dix et j’en ai déjà vendu sept chez le boulanger, l’épicier, le boucher, à la sortie de la messe de baptême du petit Gélot et chez madame Guetton, chez qui on achète le lait et dont le fils fait des courses de vélo. Il m’en reste trois. Je ne sais plus à quelle boutique m’adresser… je vais aller au presbytère : le curé ne peut pas être contre la lutte contre la tuberculose… Depuis le temps que j’ai envie de voir de plus près son beau manoir… je vais passer de l’autre côté des hauts murs qui l’entourent et protègent son seigneur de la curiosité des gens du village.

(...)

 

 

Félix

Les élections

Je suis encore en retard. Le curé va m’engueuler. Je dirai que c’est la faute de Lucien, parce qu’il avait planqué mes chaussures. Les voisins se fichaient de moi en me voyant courir sur les cailloux après Lucien qui brandissait mes godasses comme un trophée de chasse. Il m’a fait faire le tour du pâté de maison en me laissant me rapprocher, comme s’il allait renoncer à son jeu idiot, puis en accélérant subitement.

 « Hé, l’enfant de chœur ! L’enfant de mon cœur ! Attrape ! Attrape ! »

Dans la sacristie, je me suis dépêché d’enfiler mon beau surplis blanc sur la soutane rouge qui cache les reprises et les pièces de mon pantalon. Enfin mon pantalon, c’est vite dit. C’est le pantalon du fils du boucher, qu’on a donné à maman, presque neuf, pour Norbert. Quand Lucien l’a hérité, ça allait encore. Norbert est soigneux. Tout le monde le dit. Lucien moins. Tout le monde le dit aussi.

(...)

 

Lisa

Les bas couture.

On revenait de Castelgaillard. Maman avait acheté des bas. Chez Pineau, il y a une vendeuse qui a des gestes aussi doux que sa voix quand elle ouvre les boites, écarte soigneusement le papier de soie et déplie les bas repassés qui se déroulent, fluides. Elle prend le bas par l’ouverture, là où le voile est en double épaisseur, là où ils sont plus larges, plus sombres, et glisse la main dedans, remonte jusqu’à la pointe en fermant son poing pour ne pas risquer que ses ongles accrochent une maille, et présente ainsi la teinte du voile tendu sur le dos de sa main. Maman examine. Doute. S’exprime. Les trouve trop foncés, ou trop épais, jamais trop transparents ou trop fragiles. Sur le couvercle, il est écrit « Bas Couture » avec des majuscules partout. La vendeuse est polie, aimable, et parle avec distinction. Monsieur Pineau n’embauche que des personnes distinguées. C’est ce qu’il faut pour la clientèle, dit maman.

(...)

 

Lisa

Le voyage scolaire

(...)

« Ca ne va pas Emile ? » s’est inquiétée une maman installée au fond du car, parmi les enfants. « Quelqu’un a-t-il de l’alcool de menthe ? »

On avait des pastilles de menthe, pas plus.

« Ca ira-t-il ? »

« Faute de mieux ! »

A l’avant, on a mis quelques minutes à s’apercevoir du calme soudain qui s’était fait à l’arrière. Madame Gilbert s’est préoccupée de prévenir l’irréparable. Elle a extirpé de son sac noir en simili cuir une petite bouteille de menthe Riclès et un morceau de sucre qu’elle avait enveloppé dans un bout de papier de soie. Elle s’est levée pour le porter à Emile, mais son état le mettait déjà hors de portée de l’efficacité de la menthe.

« Il va vomir, levez-vous ! »

Pagaille au fond.  Emile vomit son petit déjeuner. Ca gicle partout. L’odeur soulève les cœurs déjà vacillants de ses voisins. Les estomacs se crispent, leur contenu reflue au fond des gorges, au bord des lèvres.

« On va s’arrêter, on va s’arrêter ! » promet la maîtresse pour faire patienter les nauséeux le temps que le car trouve un emplacement à sa mesure. Félix n’a pas pu retenir le flux du café au lait avalé en vitesse une heure plus tôt. On se bouche le nez. On inspire dans nos manches un air moins acide que celui qui nous environne. Il y a des éclaboussures partout. Quand il a pu s’arrêter, le chauffeur a dû ouvrir la soute à bagages pour que l’on fouille dans les paniers pour en exhumer un torchon, ou une bouteille d’eau. La maman de Mimile a sorti un short qu’elle avait prévu pour la plage. Les petites guiboles dénudées de Mimile émergeaient du short, affligées des énormes godasses qu’il perdait habituellement en courant. Les grands se sont mis à se moquer bruyamment. Mimile a boudé. Madame Gilbert lui a donné son sucre à l’alcool de menthe. Madame Gaipied, elle, a nettoyé les sièges, puis Félix, comme elle a pu. Elle n’avait ni rechange, ni short à lui mettre. Personne ne lui en a proposé. Il est donc remonté dans le car tout mouillé, les épaules couvertes d’une serviette de toilette, et s’est installé sur le siège que sa maman avait recouvert d’un torchon. Il a eu son sucre lui aussi, et semblait un peu ragaillardi. Il a dit que ça faisait du bien.  Pendant que Mimile et Félix vomissaient, pendant que leurs mères les nettoyaient, le jour s’était levé. Les grandes personnes se sont mises à parier sur le temps qu’il ferait ; certaines, optimistes,  rejetaient les mauvais présages des autres.

« Parlez pas de malheur ! Pour une fois qu’on va voir la mer !»

(...)

 

Lisa

Le monopoly

C’est la première fois que je rentre vraiment dans la maison de Solange, que je dépasse la cuisine. Sa maman n’est pas là. Il fait sombre ici. Les carreaux des deux petites fenêtres sont à demi obstrués par un épais tissu rouge qui devrait coulisser sur des tringles d’acier souple tendues entre deux crochets, mais que le poids des rideaux a déformées, de sorte qu’ils sont restés accrochés à mi course dans les ressorts distendus de la tringle. Pour les écarter, quelqu’un a coincé l’un, derrière un amoncellement d’affaires roulées en boule, retenu l’autre, derrière un tas de magazines et de journaux. Une brosse à cheveux traîne sur une cheminée fermée, à laquelle un tuyau d’aluminium raccorde un petit poêle Gaudin. Sur un coin de la grande table couverte d’une nappe qui ressemble à s’y méprendre à un rideau de cretonne, s’empilent des manuels scolaires que Lucien et Norbert ont dû rapporter pour faire leurs devoirs. Le tissu plisse et glisse ; seul le poids des livres d’un côté, une corbeille de pommes fripées au milieu, le retiennent tant bien que mal.

 Il fait chaud dans cette pièce, ça sent le renfermé, le sirop, la moutarde du cataplasme auquel Solange n’a pas dû échapper hier soir, le camphre et l’accouchement récent d’une chatte dont les quatre petits sont roulés en boule sur l’un des nombreux lits qui sont serrés là. Solange est en chaussettes et en chaussons. Ses cheveux sont tout emmêlés. Elle a croisé un grand gilet de laine par-dessus sa chemise de nuit de pilou rose qui remonte un peu à l’arrière et enroulé trois fois autour de son cou un cache-nez interminable de couleur indéterminée. J’ai vu madame Gaipied le tricoter avec la laine récupérée des vieux chandails bordeaux, vert bouteille et marron des garçons, troués aux coudes, un peu déchirés aux poignets. Solange s’est levée et se traîne jusqu’à la table, où ses frères viennent de poser le plateau de jeu. Sur le fond rouge de la boite, est dessiné un petit bonhomme à chapeau haut de forme et habit noir.

« Sais-tu jouer au monopoly ? »

(...)

 

Félix

Cinéma paradiso.

Y a cinéma samedi prochain. Au presbytère comme la dernière fois, a dit monsieur le curé, qui m’a demandé si on s’en souvenait, à la maison ? J’sais pas pourquoi il pose cette question, tiens qu’on s’en souvient ! J’ai bonne mémoire moi, et puis tous on a bonne mémoire dans la famille, Solange aussi, puis Norbert, et Lucien, qui doivent attendre ça avec impatience. Ils reviennent du lycée à peu près à l’heure du repas ; on mangera une tartine de rillettes et on ne traînera pas ! Il faut emporter sa chaise m’a rappelé le curé. On va voir un autre film italien. Il paraît que les Italiens font beaucoup de cinéma, avait dit le projectionniste l’autre fois. J’arrive pas bien à retrouver le nom… la cocci… nara, la quio… tchi…quelque chose… bon je verrai samedi, avec Sofia Loren. Je l’ai vue sur un magazine chez Galusse. Elle est très très belle, et puis elle a des lolos… mais des lolos ! Au mois de juin, c’était « La Strada »… ça m’a fait pleurer ! On avait laissé les portes du presbytère ouvertes tellement on étouffait là dedans, et juste tiré le grand rideau noir qui sert, en hiver, à protéger des courants d‘air. On était bien trente cinq ou quarante… ou plus… enfin presque tous les gens du bourg qui vont à la messe. Si tu rates la messe, ou si t’y vas pas, comme monsieur et madame Geais : tu sais pas, t’y va pas ! Mais même si on leur avait dit, Solange, ou moi, ou maman, ils ' viendraient pas, ils ' iraient jamais chez le curé. Paraît qu’ils sont communistes. Et puis eux, il y vont tout le temps, au cinéma, tous les dimanches, avec leur belle aronde bleue, et Rachel et Lisa accoudées aux fauteuils de devant pour mieux voir la route, ou rencognées au fond de la banquette, des fois. Je sais pas c’qu’il leur faut, à celles-là, à faire la tête alors qu’elles vont se promener…

 

 

Solange

Le QI

Rachel, Lisa et moi, on est allées ensemble passer un test pour savoir si on était assez intelligentes pour entrer en sixième plus tard ; c’est monsieur Geais qui nous a emmenées ; il est revenu nous chercher à midi. Je suis deuxième, Rachel première, comme d’habitude, Lisa troisième. Rachel doit partir en pension l’année prochaine ; Lisa et moi l’année suivante… mais peut-être que Lisa n’ira pas au lycée. La maîtresse dit que, pour elle, il vaudrait mieux le cours complémentaire.… Comme je n’ai eu qu’un point de plus que Lisa, peut-être que la maîtresse va dire à maman de ne pas m’envoyer au lycée moi non plus… ?

(...)

 

 

 





24/02/2015
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