le-soleil-et-la-lune

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Les pierres du chemin. Extrait : Fossiles

Ça faisait deux heures que nous étions là, tous les quatre, penchés sur les entrailles de ce cailloux qu’il y a trente ans Pierre avait tant peiné à rapporter jusqu’à la maison de mes beaux-parents. Le bloc était gros comme un œuf d’autruche, mais plus allongé, et d’autant plus lourd que précieux, Pierre l'avait tout de suite vu, et lorsque son étudiant, en le dégageant, l’avait malencontreusement fêlé, il avait eu du mal à cacher sa contrariété. Aussi le lui avait-il ôté des mains et l’avait-il chargé sur son dos, dans la besace de cuir où il rangeait les spécimens que nous récupérions sur le terrain. A la fin de l’été, il avait remis sa trouvaille au musée de Tautavel et pour que les visiteurs inexpérimentés devinent mieux le crâne pétrifié qui apparaissait partiellement à l’un des bouts de la pierre, il en avait établi une esquisse au fusain. Heureusement le coup de marteau maladroit n’avait brisé le caillou qu’en son milieu et, à l’époque, il avait  permis de confirmer qu’il contenait bien un amas d’os... Le fossile avait  attendu tout ce temps dans une vitrine  puis, quand on avait su qu’un nouveau synchrotron, qui avait des applications archéologiques, venait d’être installé à Orsay, Pierre avait commencé les démarches pour que l’université puisse l’emprunter, la transporter, l’acheminer jusqu’à cette salle étrange où les trois scientifiques m’avaient invitée à partager l’émerveillement qui ne manquerait pas de se produire sous le rayonnement de la machine.

 

De temps en temps, l’un d’eux se redressait, s’écartait des autres, puis revenait fixer l’écran. Souvent c’était celui-ci qui voyait, et comprenait alors ce qu’annonçait la coloration apparue depuis qu’il avait lâché l’écran des yeux. L’image progressait très lentement. Moins de trois centimètres avaient été dévoilés depuis que la machine s’était mise en route. Rien d’autre encore que le crâne de l’animal, à peine plus que le dessin que Pierre en avait fait il y a trente ans. Poisson ou reptile ? Mammifère ou oiseau ? Restaient plus de dix-huit centimètres à explorer, pour voir apparaître un bec, peut-être, ou des dents, peut-être des vertèbres ? Des membres, ou des ailes ? Une queue ?

Ne pouvant pas distinguer grand-chose à l'écran, j’étais un peu en retrait. Il était convenu qu’on m’appellerait quand on apercevrait quelque chose d’indubitable et, pour tromper l’attente, j’avais préparé du thé et ouvert un paquet de gâteaux secs. Chacun, à tour de rôle, pour reposer ses yeux rougis par la scrutation de l’écran, venait y piocher tout en continuant à bavarder, par-dessus l’épaule, avec ceux qui n’avaient pas cessé de fixer l’écran. Pierre m’avait prévenue qu’il faudrait près de dix-huit heures pour dévoiler tout l’animal minéralisé dans ce gros cailloux. Une cavité apparut, l’œil, l’orbite plutôt. Grand, creux. Le museau, de plus en plus long, occupait tout l’angle de la pierre.

« Des dents... »

On ne sût d’abord si elles seraient celles, solides et acérées, des carnivores, ou celles, arrondies, des herbivores.

« Elles sont nombreuses, très nombreuses, en tous cas... », commentait l’anthropologue qui avait accepté, avec enthousiasme, de seconder Pierre.

« Une canine,  là, beaucoup plus grosse que les autres... 

- Et la première vertèbre... L’articulation en tous cas, venez voir Lucile ! »

Il fallut me montrer plusieurs fois les zones d’ombre, en haut de l’écran,  pour que je perçoive la séparation entre le crâne et le cou, puis les interstices intervertébraux. J’étais lente à reconnaître ce qu’ils me montraient ; eux anticipaient. Deux minutes après, la canine s’avérait pointue, capable de déchiqueter une proie.

« Là, en bas, regardez ! »

A la pointe du museau, apparaissaient des os effilés, que l’archéologue, présumant que l’animal avait porté sinon les mains, du moins les membres supérieurs, à sa bouche, nomma métacarpes. Il fallut des heures pour le confirmer, les coudes ne se distinguèrent que bien après que nous ayons décompté bien des vertèbres, autant de côtes, et détouré les mains toutes entières...

«  Tu as daté ce spécimen de... ?

- Deux cent cinquante millions d’années... Environ. Je dirais fin du Permien.

- C’est un mammifère... Je crois qu’il s’agit de la famille des thérapsides. Il y en avait beaucoup au Permien... C’est à vérifier tout de même...

- Cette courbure de la colonne vertébrale ?

- Oui, curieux comme position. Vous voyez Lucile ? »

A l’écran, Xavier  me montra du doigt la forte inflexion qui projetait vers l’avant les cervicales de l’animal et lui faisaient bomber le  torse comme un matamore.

« Hmm... », faisaient les trois hommes.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? », demanda Pierre en pointant une masse plus terne qui occupait progressivement le haut l’écran, commençant sous le coude de l’animal dont le crâne, lui, affleurait comme nous avions deviné depuis quarante ans.

Personne ne répondit. Les trois hommes, perplexes, scrutaient l’écran, tâchant de distinguer quelque chose.

« Mais il y a quelque chose d’autre...

- Quelqu’un d’autre...

- Un autre animal...

- Son petit ? », suggérai-je.

«  Non... », finit-on par me répondre au bout d’une longue minute. « C’est la mâchoire d’un... Mais c’est curieux... D’un petit amphibien... Un broomistega si je ne me trompe.... Mais que fait-il là ?

- Pourquoi ? », demandai-je.

« Eh bien... Parce que normalement les amphibiens sont habitués des rivières...

- Et cette pierre était dans un terrier...

- Oui, alors  le Thrinaxodon... Si c’est un Trinaxodon, mais je crois... C’était un animal terrestre... Lui, qu’il soit dans un terrier, c’est possible. C’est normal.

- Il faisait la sieste... », proposa Pierre.

« La sieste ?

- Par exemple... Il y avait des épisodes de canicule, à la fin du Permien...

- Il se serait protégé de la chaleur...

- Oui... L’autre, contre son flanc, regardez : il est vraiment collé contre lui...

- C’est lui qui compresse la colonne vertébrale du Thrinaxodon...

- Pousse-toi, fais-moi un peu de place... », plaisanta Alain. 

«  On dirait... »

 

Je quittai les trois hommes en fin d’après-midi et, de toute la soirée, l’image ne me quitta pas de ces deux animaux enlacés, qui pourtant ne cohabitaient habituellement pas. Une histoire d’amitié qui enfreignait tous les interdits, tous les qu’en dira-t-on ? Ce Broomistega  lové contre son compagnon, coinçant sa tête  sous le coude de l’autre, qui s’était cambré pour lui faire un peu de place, comme on le fait avec un enfant qu’on garde tendrement contre soi pour ne pas déranger son sommeil, acceptant l’inconfort bien plus longtemps qu’avec quelqu’un d’autre...

 

(...)



20/01/2016
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