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Sambou, chap 13

 

 

 

La rue, sous les yeux d’Adrien, est déserte. Même les propriétaires de chiens sont encore au lit. Pfft, les gens n’ont aucune discipline. L’interrupteur, les volets roulants, le café, ici, c’est lui qui fait entrer la lumière et met les choses en route. Six heures et demie. Il a devant lui au moins une heure avant d’être envahi par la radio et les nouvelles du monde dont Romane ne peut se passer. Malheureusement à Paris, la solitude est pour le moment au-dessus de ses moyens, alors il apprécie ce moment où les autres dorment encore et lui fichent la paix. Il a toujours été matinal et, grâce à cette hygiène de vie, il se fait fort de se tenir à son programme quotidien.

« Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. », aime-t-il répondre à ceux qui n’arrivent pas à sortir du lit et lui envient la forme dont il témoigne dès… Comment a dit Romane l’autre jour ? …Patron… Et… Quelque chose qui a à voir avec les chats… Minou, patron-minou ? Quelque chose comme ça. Bref. Il faut de la volonté pour réussir dans la vie, a-t-il expliqué à Romane qui le félicite pour son énergie et sa constance, ce qui ne l’empêche pas de témoigner d’une indulgence coupable pour Sambou. Celui-là… Il a laissé un poil de cul dans le lavabo. Il doit pisser dedans pour arriver à tout dégueulasser comme ça. Grand comme il est, pour lui, ça fait urinoir, tiens ! Il lui a pourtant dit de ne pas entrer dans sa salle de bains. Jusque-là, c’était une chance d’avoir deux cabinets de toilette mais depuis que ce mec squatte ici… On peut lui dire ce qu’on veut, ça entre par une oreille, ça sort par l’autre. Et puis de toutes manières, il a tous les droits. Romane ne lui dit rien.

 

Adrien a rempli la cafetière italienne d’eau froide : elle met exactement dix minutes avant de chuinter, ça suffit. Il a le temps de se laver, largement, et même de se raser. Pas besoin de rester une demi-heure sous la douche. On se lave trop, les scientifiques ont beau dire, ça ne change rien, c’est comme s’ils pissaient dans un violon, les gens se décapent la peau, et enlèvent par la même occasion tout un tas de barrières naturelles, quoi exactement, il n’a pas bien retenu, mais ce qu’il sait, c’est que tous ces imbéciles qui achètent des gels douche au thé vert  et autres savons liquides à la vanille ou à la fleur d’oranger entendent les mêmes recommandations que lui, non ? Ils ne sont ni travailleurs de force ni sportifs, ils ne transpirent pas à ce point ? Alors ? Rien que d’y penser, un sourire de mépris se dessine sur les lèvres d’Adrien qui d’ailleurs, plus d’une fois, au supermarché, a eu envie de faire remarquer à un client du rayon savons qu’il aurait eu beaucoup plus de choix juste un peu plus loin, du côté des tisanes ou des aides culinaires. Le savon de Marseille, ça suffit, tout le monde sait ça.

 

Adrien ne pense en général pas grand bien de ses semblables, qui se laissent mener par le bout du nez. Des incapables. Des moutons. Qui n’ont pas de jugeote. Qui ont le goût de la politique comme du foot. Tout ça, c’est du pareil au même. Ils choisissent leur camp, ne parlent que de ça, s’énervent, et sont prêts à s’étriper pour défendre des convictions qui ne sont même pas les leurs. Il n’y comprend rien et ça ne l’intéresse pas. Il ne vote pas. Il a autre chose à faire : suivre la route qu’il s’est tracée. Il sait ce qu’il veut et ne se laisse pas détourner de son chemin. D’ailleurs ça paie. Depuis qu’il est ici, il a pris énormément de contacts, trouvé des formations, des engagements, quelques rôles et de la figuration chez Mickey, - Mickey, il adore, c’est une passion dans la famille-. Du boulot y en a, bien sûr, quand on est déterminé. Macron a raison, il suffit de traverser la rue et de vouloir travailler. Les syndicalistes le font bien rire, avec leurs grosses moustaches qui lui font vaguement penser à… Comment il s’appelait ce type, un nom en ine… Lénine ? Quelque chose comme ça… Ou Staline ? Du pareil au même. En tous cas ce type à moustache passe son temps à vous tirer des larmes pour des gars qui n’ont même pas essayé de s’en sortir. Adrien déteste ça. C’est du misérabilisme… C’est comme ça qu’on dit ? Les chômeurs, les bandes de glandeurs, dans le coin, ça ne manque pas, ils palabrent dehors dès qu’il fait beau, il les connait ! Qu’ils aillent voir ailleurs si on leur offre une formation et si on les paie à ne rien faire ? Ils en veulent toujours plus, c’est tout ce qu’ils ont retenu de… Comment dit-on déjà ? Leurs droits, leurs droits… Bref, les Français sont comme ça : la preuve, ado,  il a lu un livre là-dessus, d’un type qu’il aimait bien… Il faisait de la vulgarisation scientifique à la télé… C’est une des dernières émissions qu’il a regardées avec sa mère, d’ailleurs. Franchement la télé c’est ringard, ça vous date les gens : y a ceux qui la regardent et ceux qui choisissent ce qu’ils écoutent… Aujourd’hui chacun peut se fabriquer son univers sonore. On a quand même gagné une de ces libertés avec les vidéos et la musique en ligne… Romane en est encore aux CD… L’autre, Adrien ne sait pas. Du reggae sans doute. Lui, il a ses listes à lui, il visionne les vidéos qu’il veut, quand il veut, même dans les chiottes. Les écouteurs, aussi, c’est une invention géniale. Au moins lui n’envahit pas les autres, ici, avec ce qu’il écoute… ça sert même un peu de bouchons d’oreilles, parce que France Inter ou France Culture, ou il ne sait plus ce que Romane repasse en boucle, de l’opéra, des voix d’hommes qui ressemblent à des voix de femmes, des interviews politiques, des pseudo-philosophes, bref, des trucs de bavards, des trucs grandiloquents… Ils peuvent toujours causer, ça ne lui fait ni chaud ni froid. C’est bon pour ceux qui ont du temps à perdre. Lui pas.

 

Adrien a sorti une tasse, une cuillère, du lait, tout ce qu’il lui faut pour prendre son petit déjeuner en paix, tout seul sur le balcon. Mais… Ses céréales au chocolat… C’est tout ce qu’il en reste ? Il y en avait plus ! Il est sûr qu’il y en avait plus ! L’autre s’est servi ! Il est sûr. Il va le dire à Romane, même si l’autre jour, quand il a demandé qui avait pris ses pâtes, elle a fait mine de ne rien savoir. Tiens, on ne la lui fait pas !

« Que veux-tu qu’il soit arrivé à tes pâtes… », lui a-t-elle répondu, « J’ai des pâtes. ».

Il a pourtant insisté :

« Il y en avait plus dans mon paquet, il n’a pas diminué comme ça ! », et elle s’est fichée de lui :

«  J’espère que c’étaient des spaghettis, c’est plus facile à compter que les coquillettes…»

Il ne disait pas ça pour elle, c’était pour lui ouvrir les yeux. Il  ne pense pas qu’elle lui piquerait ses pâtes. Mais enfin, il est vigilant. On ne sait jamais. Il va coller un cheveu entre la porte et la planche inférieure de son placard, si quelqu’un l’ouvre, il aura la preuve, il va les coincer.

 

Il a rendez-vous à Pôle emploi ce matin, pour son chômage. Ça ne va pas poser de problème, il a ses heures ; il va pouvoir se faire financer une formation à la mise en scène. Il file prendre son dossier, son manteau et son écharpe. Tout est éteint dans les autres chambres. Qu’elle dorme, elle, passe encore, mais lui, quel feignant ! Il referme derrière lui la porte de sa chambre, à double tour, comme il en a pris l’habitude depuis que ce type est là. La serrure est sans doute plus symbolique qu’efficace, mais c’est mieux que rien pour être sûr que personne ne vienne fouiller. C’est rassurant, ce claquement sec, métallique, une fois, deux fois… La porte d’entrée claque à son tour, puis celle de l’escalier. Le bruit résonne et vibre. On n’est pas obligé d’être discret après huit heures du matin, et puis il est grand temps qu’ils se lèvent.

 

 

 

 



06/04/2020
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