le-soleil-et-la-lune

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Les pierres du chemin. Extrait : Une pierre dans les lentilles

Il y avait chez mes beaux parents une sorte d'intendante. C'était une femme qui avait eu des revers de fortune et qui gardait, de l'époque où elle avait été, comme disait ma belle mère, "une dame", des manières réservées et des mines un peu pincées. Elle savait que dans la maison, on se faisait un honneur de la traiter selon le statut qu'elle avait eu plus jeune et, quoique n'en ayant pas officiellement la charge, elle s'autorisait de son éducation bourgeoise et de son instruction supérieure pour superviser les autres employés spécialisés dans les choses du jardin, de la cuisine et du nettoyage. Son idée de la tenue d'une maison digne de ce nom était si stricte qu'elle ne pouvait se priver de faire des remarques sur le gaspillage que les uns ou les autres faisaient, selon elle, qui de la lessive, qui du beurre, qui de l'eau. Elle concevait les menus et donnait des ordres à la cuisinière, dressait la liste des courses, organisait le travail de la petite bonne, l'accompagnait chez les fournisseurs, faisait le compte des dépenses, rangeait les armoires, décidait des jours de grand ménage, discutait avec ma belle mère des semis qu'il fallait faire pour changer les couleurs des massifs de fleurs, et avait toujours une remarque à faire sur la façon dont chacun s'acquittait de sa tâche. Des travaux manuels, elle se chargeait de l'argenterie et de l'époussetage du salon, notamment des porcelaines que collectionnait ma belle mère, qui demandaient des mains délicates, conscientes de la fragilité des belles choses, et un sens de leur agencement artistique auquel les paysans catalans n'étaient sans doute pas supposés accéder. Lorsque nous venions en vacances, elle était contrainte d'accepter la présence des enfants mais réprouvait de toute évidence la liberté relative que nous leur laissions, les bains en plein soleil et les acrobaties de Clément qui adorait grimper dans les arbres sous les yeux impuissants de son petit frère. En retrait, ostensiblement, elle ne disait rien mais pinçait les lèvres, qu'elle avait d'ailleurs minces et toujours serrées, de sorte que les enfants, en douce, disaient d'elle qu'elle était aimable comme une porte de prison, opinion que je partageais largement car, où que je me trouve dans la maison, j'appréhendais  sa présence silencieuse et, du moins me l'imaginais-je, réprobatrice, dans mon dos. Ma belle mère lui faisait toute confiance et au delà du respect, avait sans doute pour elle quelque affection nourrie d'un goût commun pour la lecture de romans d'aventures romantiques et rocambolesques. Elle était abonnée au Petit Echo de la Mode et madame Dutertre lui demandait si elle pouvait les lui emprunter après qu'elle en avait fini la lecture. Elle s'y régalait de feuilletons et, comme ma belle mère, qui n'y lisait guère que les conseil de beauté ou de bonnes manières et les recettes de cuisine, s'était un jour enquise de ce dont il y était question, Madame Dutertre avait commencé à les lui raconter. Les deux femmes avait pris l'habitude de ces moments de récit. L'intendante découpait les encarts, les reliait par quelques points de couture et les confiait à sa patronne tandis qu'en échange elle découvrait les aventures d'Arsène Lupin dont ma belle mère était friande. Le gentleman cambrioleur avait un charme et une classe qui, quoique madame Dutertre s'en défendît, les faisait rêver toutes deux.

 

La petite bonne, qui circulait beaucoup dans la maison, rapportait à la cuisine ce qu'elle appelait les "copinages de ces dames". "Copains comme cochons, oui !", disait la cuisinière qui, elle aussi, du vivant de son mari, avait eu ses heures de gloire dans la cuisine d'un restaurant où ils travaillaient tous les deux ; elle haussait les épaules, narquoise. Des trois employés, c'était elle qui tolérait le moins les incursions de madame Dutertre dans son domaine. Elle trouvait qu'en la surnommant "l'intendante", le jardinier lui avait fait beaucoup d'honneur, mais il travaillait dehors, et le froid et la pluie le gardaient souvent des visites inopinées de madame Dutertre qui, au contraire, sous prétexte de vérifier que tout était en bonne voie ou de chercher la petite bonne, venait souvent se réchauffer auprès du gros fourneau à carreaux de faïence qui datait du grand père de mon mari. Madame Boineau se sentait observée, s'agaçait, en devenait presque maladroite ; un morceau de légume, un couteau, ou un couvercle lui échappait, il arrivait  parfois même qu'elle se brûle, mais l'intendante semblait ne pas comprendre combien sa présence dérangeait la cuisinière. La petite bonne avait rapporté que Madame Dutertre se vantait auprès de mes beaux parents de ce que, depuis qu'elle se mêlait des approvisionnements et de la composition des menus, elle leur avait fait économiser presque vingt pour cent de leur budget d'alimentation. "Ah, sûr qu'on mange pour moins cher, mais c'est encore trop cher pour de la semelle !", commentait la cuisinière.  Les gâteaux, trop coûteux en beurre, étaient devenus très rares et avaient donc laissé place aux clafoutis, qui ne nécessitaient que du sucre et des oeufs, produits par la petite basse-cour de la maison. La brioche du dimanche matin avait été supprimée sous prétexte que le sucre gâtait les dents, comme le constatait tous les jours mon beau père dans son cabinet. Heureusement, les légumes étaient frais, puisqu'ils venaient du jardin, et les volailles goûteuses, puisque madame Dutertre laissait la cuisinière les choisir, mais la viande était plus rare, et choisie dans des bas morceaux qu'une cuisson interminable n'arrivait pas toujours à attendrir. Bref, le talent d'économe de "l'intendante", comme nous disions nous aussi derrière son dos, empêchait celui de la cuisinière de s'épanouir, et nos papilles de se réjouir de concert. Peu nous importaient les économies qu'on faisait pour des jours "difficiles" : restait à prouver qu'ils le seraient plus que les jours de privation qui nous étaient imposés.

(...)



13/05/2015
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