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Les pierres du chemin, extraits : Calculs

Calculs

Depuis que les jours n’étaient plus éclairés par le fin sourire de mon père, mon cœur réchauffé par les réflexions qu’il partageait volontiers avec moi, mon âme apaisée par la sérénité que je ressentais à lire auprès de lui, le temps, pour moi, s’éternisait. Je ne savais pas vraiment ce qu’étaient ces jours sans pain qui, à beaucoup, servaient d’aune à l’ennui, car depuis qu’il était parti, j’avais perdu l’appétit et les rations de J2[1] me suffisaient, mais pour moi, les jours sans père étaient le plus juste étalon de la souffrance du manque. Et comme le temps s’éternisait, pour que l’attente en finisse, pour limiter l’envahissement, je faisais le décompte des jours écoulés sans lui. J’avais commencé quand j’avais compris qu’il ne reviendrait pas avant longtemps : à son retour, il fallait qu’il sache combien je l’avais attendu et comment son absence avait pesé.

 

Je m’étais souvenue que, dans la cour de récréation, à l’école, on disait aux petits, en secouant les  cailloux que l’on avait enfermés dans nos mains jointes : « Grelot, grelot, combien j’ai d’ sous dans mon sabot ? ». Il était rare qu’ils devinent, et on gagnait presque à tous les coups, de sorte que, plus jeune, j’avais vaguement imaginé que les cailloux blancs avaient des vertus magiques. Alors, chaque soir, j’essayais de m’endormir en recomptant en pensée ceux dont le ventre de Joséphine se remplissait. La tête de ma poupée ne tenait plus que par deux ou trois fils, ce qui m’avait permis de retirer la bourre dont son corps était rempli, la remplaçant petit à petit par mes cailloux, comme autant de billes de boulier. Je ne jouais pas souvent avec Joséphine, de sorte qu’Hadrien devait croire que ça ne m’intéressait pas. Il ne les trouverait pas ici. C’était mieux comme ça. L’hiver précédent, mon frère avait volé mes économies, avec lesquelles je voulais acheter du beau papier pour écrire à grand père ; maman m'avait consolée en me donnant le papier de soie qui enveloppait la combinaison qu’elle gardait rangée dans sa boite d’origine. Pour qu’il soit bien lisse, elle l’avait repassé. La chaleur du fer l’ayant un peu cintré, les bords se relevaient légèrement comme ceux d’un parchemin. Hadrien aurait été capable d’éventrer ma poupée, même enceinte comme elle l’était. S’il avait trouvé mes petits cailloux, ç’aurait été bien pire que mes sous… Il y en avait autant que de nuits sans papa. 153.

 

(...)

 

Je dus donc revoir mes normes de grosseur pour mes achats de cailloux. Leur gabarit ne devait plus dépasser 6,7 cm3, chiffre que j’avais, mine de rien, fait calculer à mon frère en l’entendant apprendre, pour l’école, une formule cabalistique qui permettait de passer du rayon au volume. Je lui dis donc négligemment que je doutais qu’il sache calculer le volume d’une bille de 2 cm de diamètre ; pour relever le défi, il appliqua soigneusement sa toute nouvelle science et résolut ainsi, sans le savoir, mon problème de norme. Par prudence, et comme si j’avais voulu m’exercer à une gymnastique nouvelle, je demandai tout de même à la maîtresse d’école de me confirmer l’exactitude du résultat. Puis, après avoir mûrement réfléchi à la manière dont j’allais rédiger mes nouvelles normes, j’en vins à  la conclusion que, pour ces dimensions, une mesure de longueur était incontestablement plus parlante qu’une mesure de volume ; je jugeai donc bon de revenir aux bases du calcul et de préciser le diamètre auquel ce volume correspondait. Le caillou standard passa à deux centimètres de diamètre.

 

Deux mois plus tard, papa n’était toujours pas revenu. Il me fallait gagner de la place. Je dus encore changer la règle, et passer de cailloux de deux centimètres à un centimètre de diamètre. Sauf à encourir le discrédit, je ne pouvais continuer à décréter aussi fréquemment de nouvelles normes. Il allait vraisemblablement falloir trouver un nouveau coffre que le ventre mou de ma poupée, devenu d’ailleurs anormalement dur et bosselé. Pour la seconde fois, je dus opérer Joséphine, la purger de tous ses cailloux, tout en lui expliquant les raisons de l’intervention d’urgence. « Je vais enlever tes calculs… Ne t’inquiète pas, c’est très douloureux sur le coup, mais tu n’auras plus ces affreuses coliques et toutes ces contractions, tu comprends ? ». La douleur lui ayant sûrement coupé le souffle, Joséphine ne répondit pas et je dus faire les demandes et les réponses. « Et puis excuse-moi, mais c’est la pénurie. Les anesthésiants sont introuvables, tout a été réquisitionné par l’armée allemande. ». Ma science en matière de calculs et de coliques néphrétiques était nouvelle. Un jour, j’avais entendu une voisine parler avec ma mère d’un parent, qui, paraît-il, était atteint de la maladie de la pierre. « Ca existe vraiment, ça, maman ? », avais-je demandé. « Oui, ce sont de petites pierres qui bouchent les voies urinaires. ». Les voies urinaires… A l’école du dimanche, j’avais bien entendu parler des voies du seigneur, que je me laissais volontiers aller à confondre avec les voix de Jeanne d’Arc et me plaisais à entendre comme celles, légères et culminantes, des anges du paradis, mais ces voies urinaires, aussi impénétrables que celles du seigneur, m’avaient laissée songeuse. Si elles débouchaient par le petit orifice d’où s’écoulait l’urine, ce n’étaient pas assurément pas des avenues, et je m’inquiétai de la manière dont ces pierres pouvaient se trouver là, mais aussi de celle dont on les en ôtait. (...)

(...)



[1] Les tickets de rationnement permettaient d’acheter des rations plus ou moins importantes selon l’âge des personnes : la ration J2 était supposée correspondre à celle des enfants de moins de douze ans.

 



07/04/2015
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