le-soleil-et-la-lune

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Les pierres du chemin. Extrait : Pierre de soubassement.

Pierre de soubassement.

« Tu es Pierre,

et sur cette pierre, je bâtirai mon église. »

 

Mon père n’avait jamais pleuré devant moi, mais il y avait sur son visage, et dans ses mains, tant d’autres signes d’émotion... Tant de fois, je l’avais  vu frémir, trembler, pâlir, aussi soudain qu’il rougissait. Pourtant ni mon frère ni ma mère ne semblaient s’en apercevoir. Peut-être ne cherchait-elle pas à comprendre, ou ne le pouvait-elle pas. On aurait dit qu’elle n’y attachait pas d’importance. A son retour d’Allemagne, il faisait infiniment durer les repas, et c’était au-delà de la patience de ma mère, qui disait, en le regardant avec pitié, qu’à force de trop peu manger, son estomac avait rétréci. A ces mots, un infime rictus crispait les lèvres de mon père, à la commissure, à droite. Pourtant le diagnostic n’était peut-être pas faux, mais  moi, je croyais plutôt que sa longue détention l’avait habitué à savourer comme la manne tout aliment qu’il trouvait à se mettre sous la dent, et que l’homme libre qu’il était redevenu appréciait d’autant plus. Maintenant qu’ici il bénéficiait d’une ration d’adulte, il prenait son temps. Il coupait sa viande, quand nous en avions, en tout petits morceaux, mâchait longuement, buvait une gorgée d’eau, revenait à son assiette pour préparer soigneusement sa bouchée et reprenait, du bout de sa fourchette, un peu de légumes, un peu de purée ou, par gourmandise, comme il disait, un peu de haricots secs, qu’il aimait tant mais ne pouvait pourtant plus digérer. « Il fait durer le plaisir.», ajoutait ma mère, indulgente, sans voir, dans les yeux de son mari, qu’il était ailleurs,  sans doute dans le souvenir de la faim qu’il avait endurée et peut-être, aussi, dans celui de la férocité animale que certains avaient pu déployer pour survivre, ce qu’il avait brièvement évoqué mais dont il nous avait épargné le récit. Je ne cessais d’y penser. Ces évocations à demi-mot de la déshumanisation dont il avait été témoin avaient renouvelé les raisons d’agitation qui, le soir, m’empêchaient de m’endormir facilement. Ce qu’il ne disait pas pour ne pas nous apitoyer, car il avait cela en horreur, moi, je l’imaginais, à l’aune de l’expérience majeure que la guerre m’avait fait faire à moi, celle de la séparation, celle du manque. Il avait été privé de notre curiosité et, tout simplement, de notre enfance, de la tendresse de sa femme, et de son corps peut-être mais, jeune fille encore, je n’imaginais pas l’âpreté de cette privation là. Nous lui avions manqué, terriblement sans doute, comme il m’avait manqué. Le décompte mental des cailloux ne valant pas, pour s’endormir, celui des moutons, à évaluer le poids de son absence j’avais perdu le sommeil et ne l’avais retrouvé qu’avec son retour, mais j’appris avec étonnement que lui aussi avait maintenant  du mal à s’endormir. Je n’osais pas lui demander si cela datait, et de quand. Peut-être préférais-je imaginer que lui non plus, là-bas, loin de nous, ne dormait pas, et entamait à distance un long conciliabule nocturne avec la petite fille qui veillait aussi, se remémorant ses mots, sa douceur, ses attentions, et quelques-unes des leçons qu’il lui avait données.

 

Ma mère racontait à qui voulait l’entendre que son mari, qui n’avait jamais été bien gros, était revenu « des camps » amaigri de vingt kilos. Elle y mettait force points d’exclamation, comme si elle avait annoncé les résultats d’un concours, qui auraient pu donner lieu à une  gloire quelconque... Quand il arrivait que mon père soit témoin de ces propos, il la reprenait :

« C’était un Oflag, Paulette. Tous les camps n’étaient pas au même régime. 

- Si tu veux. Moi je n’y comprends rien à tous ces mots barbares. », lui accordait ma mère.

« Un Oflag, c’est un camp de prisonniers de guerre, un camp d’officiers même. Nous avions bien des privilèges par rapport aux autres...»

 

J’étais trop jeune, et trop bien nourrie sans doute, quand il était parti, de sorte que je n’avais jamais vraiment fait attention à ses manières de table, des plus normales pour moi, puisqu’elles étaient quotidiennes, habituelles, et que ma mère aussi s’était employée à nous les inculquer. Cinq ans après, je les découvrais, mais ma mère prétendait qu’elles avaient changé. Il était lent, disait-elle ; ça l’agaçait. Je ne sais pourquoi, je sentais que cette irritation avait une autre source. Cinq ans de célibat, peut-être de privations, je ne sais, cinq ans à batailler seule avec un fils rebelle, puis le retour d’un homme affaibli, vieilli, changé, préoccupé, la décevait sûrement, et lui faisaient peut-être entrevoir que les difficultés qu’elle avait traversées ne tenaient pas seulement à la guerre. La seule présence de son mari ne les résoudrait pas comme elle l’avait espéré, en un coup de cuillère à pot, comme elle disait volontiers. Avec mon père, je m’étais habituée, moi, à ce que les hommes sensibles, fins, et délicats, soient parfois fragiles, et j’avais appris à ménager les humains.

 (...)



19/08/2015
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