le-soleil-et-la-lune

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Une vie à petit feu

 

 

 

 

 

Etait-ce la pâleur grandissante du gamin qui, sous les yeux de son père, se vidait de son sang, ou la curiosité des pompiers que sa grande soeur était allée chercher sans demander son reste, mais Gustave Guillain avait fini par manifester quelques signes d’inquiétude.

 « Hémophilie. », avait-on diagnostiqué à l’hôpital.

« Quelqu’un était hémophile dans votre famille ? », avait-on demandé à la mère.

Elle ne savait pas.

Violette ne savait jamais rien d’ailleurs, disait Gustave, et ce mot compliqué, elle n’avait pas osé demander au docteur ce que ça voulait dire. C’était seulement après, quand l’infirmière lui avait expliqué qu’Emile ne devait ni jouer au ballon ni risquer la moindre chute parce qu’il avait un trouble de la coagulation, qu’elle avait fait le rapprochement. Tout ce qu’elle avait retenu était que c’était sa faute à elle, que c’était elle qui avait transmis les gênes déficients, elle et personne d’autre, elle qui, son mari le lui disait chaque jour, était vraiment trop gourde pour avoir le droit de vivre. Gourde, empotée, godiche, abrutie, espèce de cloche, c’est qu’elle en avait appris, du vocabulaire, depuis son mariage !

Certes de temps en temps déjà, avant, les sœurs aînées de Violette avaient témoigné de signes d’agacement vis-à-vis d’elle, mais personne n’avait jamais osé la traiter comme ça. On s’accordait à dire, simplement, qu’elle ne savait pas se défendre seule, qu’il lui fallait être conseillée. Ainsi, son père aurait-il bien voulu que sa beauté et sa douceur attendrissent un bon garçon du pays, sobre et travailleur qui, pour l’adorer et orner son existence, l’aurait prise dans son foyer et, dans le mariage, lui aurait promis secours et assistance. Restant ainsi dans le voisinage, Violette aurait trouvé près d’eux, dans les moments difficiles, le soutien qu’il lui fallait, elle aurait eu une vie tranquille. Au lieu de cela, elle avait épousé un homme au regard perçant, honnête, certes, et bon travailleur, mais jaloux, et qui, pour monter son fonds de bourrelier-tapissier, l’avait emmenée loin de sa famille et privée de conseils, de confidents et de témoins. Enfermée du matin au soir dans l’atelier de son mari, cardant et lavant la laine, puis maniant l’alène à travers la grosse toile dont on faisait les matelas, elle avait passé sa vie à l’ombre et dans la poussière, perdant vite sa fraîcheur, sa minceur et son élégance, ce qui n’avait pas suffi à éteindre la méfiance de son mari. Même à son bras, le dimanche, Gustave ne lui autorisait pas la moindre promenade : elle attirerait les regards, et ferait envie et, quand elle faisait le marché, il la soupçonnait de s’attarder à bavarder avec un galant.

De timide, mais gaie, qu’elle avait été jeune fille, Violette devint une femme balbutiante et bégayante, prête à ravaler, à chaque instant, les mots qui lui sortaient de la bouche et dont elle avait vite appris qu’ils étaient, tous, des stupidités. Quand par exception, les Guillain avaient un visiteur, il trouvait Violette tremblante, s’affolant de ne plus savoir où étaient les verres, ou les tasses, ou le Cinzano, le luxe de la maison.

 « Enfin !, rouspétait Gustave.

« Je ne sais plus où j’ai la tête… », reconnaissait alors Violette, honteuse, de sa voix qui, restée douce et harmonieuse, s’excusait tout le temps.

Et quand on commençait à lui parler du temps qu’il faisait, ou à lui demander des nouvelles des uns et des autres, elle répondait de ce ton mal assuré, que la crainte de dire des bêtises faisait vibrer, susurrant de tout petits bouts de phrases qu’elle ne terminait pas.

Devant l’embarras qu’elle manifestait, devant ses gestes brouillons et son trouble, Gustave expliquait aux gens qu’elle était tout le temps comme ça, et il renchérissait :

«Quand les gamins étaient petits, elle ne pouvait même pas leur raconter des histoires sans pleurnicher. …Des histoires de fées qui transformaient les mots en diamants ou en vipères… », ajoutait-il, sa bouche mince tordue par un sourire ironique.

 

***

 

Bien sûr aux pompiers et à l’hôpital où l’on avait dû perfuser le petit Emile, mari et femme avaient menti sur l’événement qui avait déclenché l’hémorragie.

« Une chute. »

Le médecin avait donc interdit qu’il ne pratique aucun sport et recommandé qu’il ne risque aucune blessure. Violette avait transmis la mise en garde à son mari mais n’avait pas osé aborder la question de ses méthodes éducatives et Gustave n’avait pu se retenir longtemps d’envoyer au gamin quelques calottes bien senties qui, plus d’une fois, avaient déclenché d’impressionnants saignements de nez et laissé, c’était encore plus fâcheux, des hématomes et des œdèmes qui risquaient d’intriguer l’instituteur et le curé. Heureusement, l’un et l’autre tenaient la curiosité pour un vilain défaut.

En grandissant, Emile avait appris que la maladie lui venait de sa mère, et non de son père, car celui-ci était armé d’un invincible y, alors qu’elle ne disposait, bien sûr, que de deux x, fragiles, à la merci d’un facteur défaillant. Perversité des filles d’Eve, les femmes transportaient et transmettaient le gène fautif sans en être affectées ; les hommes croquaient la pomme avec le ver dans le fruit.

Emile Guillain ne ferait pas cette expérience d’assouvir son appétit. Il n’avait pas grand-chose à offrir qui fasse envie à une fille, non pas qu’il soit vilain garçon ou faible d’esprit, mais parce que les humiliations de son père et la crainte des hémorragies en avaient fait un être craintif, frileux, qui n’osait pas vivre. Il allait à petits pas, craignant de glisser, de déraper, de tomber, prenait garde de se cogner, respirait à petits coups de peur de s’enrhumer et de saigner du nez, évitait de bricoler ou de faire les moindres travaux manuels, ne lui avait-on pas dit de ne toucher à rien pour ne pas se couper ?

Lorsqu’il eût seize ans, une assistante sociale de l’hôpital s’occupa de constituer sa demande d’allocation d’adulte handicapé avec laquelle il était supposé pouvoir prendre son autonomie, et qui devint vite indispensable pour compléter les revenus du foyer et les faire vivre tous les quatre car, s’il y avait encore des chevaux à équiper et des matelas en laine quand Gustave Guillain avait ouvert son atelier de bourrelier-tapissier, de l’eau avait coulé sous les ponts et balayé un mode de vie où l’on ne renouvelait qu’exceptionnellement son équipement ménager. La mousse avait remplacé la laine des matelas ; l’osier, le contreplaqué et le plastique avaient détrôné le bois ; les multi-spires et le couchage ferme avaient déclassé le moelleux de la laine et l’élasticité des sommiers tapissiers ; les tissus, dans l’atelier-boutique, s’étaient démodés. Sur la zone commerciale où on allait maintenant en voiture, des spécialistes de la literie et des magasins d’ameublement s’étaient installés et faisaient une concurrence malhonnête au bourrelier-tapissier. Il y avait Conforama et But, et les Guillain père et fils se demandaient quelle mouche avait piqué ses fondateurs pour donner un nom pareil à un commerce de meubles fabriqués à la chaine. Le magasin était spacieux, moderne, reconnaissaient-ils, mais quels buts y marquait-on donc, si ce n’étaient des objectifs de rentabilité, à moins que le nom ait été comme un clin d’œil aux jeunes ménages qui venaient s’y équiper : se meubler « moderne » était peut-être le but de leur vie ? Autant dire qu’en achetant du contreplaqué, on témoignait de sa réussite, renchérissait Emile, narquois. Certes, le projet était vieux comme le monde, sauf qu’on était passé du goût pour les belles choses et le beau travail, de l’amour des matériaux nobles et de la sensualité du bois à l’aggloméré, au plastique et au plexiglass, qu’on vendait comme fonctionnels, « Comme si les meubles d’artisan ne l’avaient pas été…», soufflait Gustave Guillain, amer.

Et puis on avait de moins en moins réparé des meubles qui ne le méritaient plus…

Devant le voilage, devenu grisâtre, de la vitrine de l’atelier des Guillain, seul un petit chien qui, dans un semblant de vie, branlait encore du chef quand la chaussée vibrait, attirait les rares passants que leurs enfants retenaient un instant par la manche.

La mort de leur fille dans un accident de la route avait achevé d’éprouver les nerfs, et ce qui restait du cœur, d’un père que la concurrence des chaines d’ameublement moderne avait renvoyé à sa modeste envergure d’artisan qui n’avait pas su trouver le créneau qui lui eût permis de survivre sans qu’on lui dispute son pain. Alors, malgré les quelques matelas qu’avec Violette il continuait à rentoiler et les deux ou trois fauteuils qu’il retapissait dans l’année, le bourrelier-tapissier avait renoncé à vivoter aux dépens de l’allocation d’adulte handicapé de son fils : il s’était pendu. Ainsi on n’aurait plus à partager qu’en deux la manne que valait à Emile son état de santé, et Violette aurait droit à l’allocation veuvage avant d’accéder, dans quelques années, au minimum vieillesse.

Emile avait endossé le rôle de l’homme de la famille et, instruit des bons usages par l’exemple du défunt, s’était mis lui aussi à houspiller sa vieille mère qui, au fil du temps, était devenue ce qu’on lui avait tant dit qu’elle était : une maladroite, une ignorante, une incapable, une tout juste bonne à rester cachée, non plus pour sa beauté qui, du temps de sa jeunesse, l’avait condamnée à la réclusion, mais pour sa bêtise et sa disgrâce car, à force qu’on lui refuse les promenades et tout exercice physique, elle s’était en effet considérablement épaissie. Emile la rabrouait, -elle l’agaçait-, la bousculait un peu, -elle tremblait-, et il donnait ainsi raison, tardivement, à feu son père.

 

La mère et le fils continuèrent à vivre dans la maison qui communiquait avec l’atelier et que leur avait louée Adrien Talland, qui habitait à la porte d’à côté, dans le même immeuble. Elle était devenue bien trop grande pour eux deux mais, comme le loyer était modeste, ils y étaient restés. Dans la pièce du bas comme dans la cuisine, qui ouvraient sur une impasse, la lumière naturelle pénétrait mal et ce seul détail aurait dû mettre la puce à l’oreille de la jeune mariée que, soixante ans plus tôt, on y avait amenée, mais à l’époque, le papier peint à grandes fleurs, lie de vin, sans doute, sur fond beige, vraisemblablement, était presque neuf, et Gustave avait même repeint le plafond, déjà enfumé par une vingtaine d’années de fritures et de cuisine au beurre. Depuis, on remarquait à peine les traces que les mouches y avaient laissées avant d’aller se coller au ruban adhésif suspendu à l’abat-jour, car la couleur de leurs chiures se confondait avec celle du plafond. Quant aux murs, ils étaient comme goudronnés par la fumée des gitanes-maïs sur lesquelles le père, ancien des tranchées, avait pompé en abondance, par celle du poêle, et par les vapeurs de cuisine. Autour de la porte, on n’avait même pas pris la peine d’arracher la tapisserie en lambeaux pour faire plus net ; les pavés rouges du sol étaient fendus, cassés, disjoints ou descellés, quant à la cuisine, l’émail de la gazinière des années cinquante était écaillé, le bois du manche des casseroles brûlé, et les ustensiles en fer blanc, suspendus au mur, étaient ternis et cabossés… Emile ne bricolait pas, ne réparait pas : ils n’avaient pas de quoi acheter les matériaux, et puis c’était trop dangereux pour lui. Il rafistolait un peu, et remplaçait encore moins. Ça irait bien. Ça durerait le temps que ça durerait. Mais enfin les Guillain avaient tout de même un toit et lorsque, à la télévision, les jours de grand froid, on évoquait les sans-abri, tous deux hochaient la tête, consternés, compatissants. Ils avaient acheté le poste à la mort du père, et avaient économisé pour s’équiper d’un décodeur. Ils entretenaient comme ils le pouvaient un semblant de propreté dans la grande maison humide, et Emile avait instauré une planification qui étalait leurs efforts dans le temps et les obligeait à savoir quel jour on était : le samedi, Violette devait chasser la poussière des meubles et laver le sol de la cuisine ; le dernier vendredi du mois, à eux deux, ils changeaient les draps et Emile allait faire la lessive à la laverie du quartier ; le dimanche, Violette repassait et, chaque trimestre, Emile faisait, avec une tête de loup, la chasse aux toiles d’araignées sans compter que, le premier jour du mois, il établissait le chèque pour le loyer. Quant à la cuisine, leurs repas se limitaient à des pâtes avec un œuf à la coque, ou à une demi-tranche de jambon, ou encore à deux sardines sur un pain blanc inconsistant, ou bien à un peu de rillettes ou de pâté du pays. Parfois, on mangeait des pommes de terre à l’eau agrémentées de margarine. Ils nettoyaient dès qu’ils avaient fait des miettes ou laissé tomber une goutte d’eau.

Il y avait un poêle dans la grande pièce du bas et un autre là-haut, mais on ne les allumait plus, il aurait fallu faire des provisions de papier, or les Guillain faisaient l’économie du journal et on ne vendait plus de petit bois et de charbon qu’au supermarché hors de la ville, c’était bien trop loin pour y aller à pied. Autrefois, expliquait Violette, résignée, il y avait un menuisier en bas de la rue, qui leur mettait de côté les chutes de bois, mais ça faisait bien longtemps que l’artisan avait fermé boutique. Aussi ne chauffait-on plus et Emile ne quittait plus le gilet de laine tricoté par sa mère trente-cinq ans auparavant, avec de la bonne laine bordeaux de chez Phildar maintes fois reprisé sous les avant-bras et que, sur la bordure des boutonnières, la crasse avait raidi et lustré.

 

Quoique libérée de l’œil soupçonneux de son mari, Violette avait perdu l’habitude et l’envie de mettre le nez dehors et seul Emile, régulier comme une horloge, sortait le matin, un cabas à la main, pour les courses, l’après-midi, pour une promenade de santé et, quand c’était la saison, le panier à l’épaule, pour la pêche. De sa fenêtre, Adrien Talland, le propriétaire, le voyait passer devant la vitrine de l’atelier qu’on n’avait pas nettoyée depuis vingt ans, et où le petit chien noir et blanc qui, autrefois, opinait du bonnet aux envies des badauds, ne hochait même plus la tête. La poussière avait déposé sur le sol une poudre d’un gris laiteux qui paraissait si douce qu’on avait envie d’y imprimer la main. Elle s’accumulait dans les coins et s’était même accrochée à la vitre, où elle formait une pellicule presque opaque et des vaguelettes irrégulières, qui dégringolaient en friselis douteux vers le plancher de la vitrine, sur lequel avaient été oubliés un bouquet de fleurs artificielles en plastique, dont la couleur, entre le gris, le jaune et le beige, n’était plus vraiment identifiable, et le petit chien.

Après avoir payé leur loyer, il ne restait aux Guillain que quelques sous pour vivre : faire le marché, en faisant attention, rien d’autre. C’étaient des locataires scrupuleux qui n’avaient jamais manqué un terme, heureusement, car Adrien Talland, leur propriétaire, n’était guère mieux loti qu’eux. Les cent dix mètres carrés occupés par Emile et sa mère ne lui rapportaient guère, une réglementation d’après-guerre n’y autorisant que des loyers exceptionnellement bas. D’ailleurs le toit fuyait. A l’étage, le plafond des chambres, cloqué et auréolé de brun, portait la marque des infiltrations successives.

Logé à la même enseigne que ses locataires, Adrien Talland subissait les mêmes inconvénients. Il ne disposait que d’une bien modeste retraite d’artisan boulanger, qui dépassait à peine le minimum vieillesse, et les revenus de la location de l’atelier et du logement des Guillain lui permettaient tout juste de se chauffer un peu mieux qu’eux, de payer l’abonnement téléphonique et de déjeuner, un dimanche sur deux, dans un restaurant de routiers à l’entrée de la ville. Comme il n’avait pas d’économies et qu’il n’était pas question d’emprunter puisque le loyer n’aurait pas couvert les remboursements, Adrien Talland s’en excusait auprès des Guillain, s’en désolait, mais laissait les choses aller à vau l’eau. Ils avaient, les uns et les autres, placé des bassines dans les greniers. Jusqu’à ce que la ville décide de réhabiliter ses vieux quartiers…

Il y eut des enquêtes, des diagnostics de l’état des logements, et des rendez-vous avec les propriétaires pour les inciter à mettre leurs biens aux normes : on leur proposa des montages financiers, on leur présenta les aides qui leur permettraient, à eux, de rembourser les prêts, et à leurs locataires de faire face aux loyers « normalisés », c’est-à-dire augmentés, puisque leur confort serait amélioré. Bref, on avait pensé à tout. Plafonds de revenus, plafonds de loyers au m2, prix de référence, surfaces habitables selon la taille du ménage, dans tout le jargon qu’on utilisa pour lui expliquer ce qu’il serait possible de faire, dans tous les tableaux de chiffres qu’on lui communiqua, parmi les différents financeurs de ceci ou de cela, Adrien Talland eût beaucoup de mal à s’y retrouver. Il en prit prétexte pour frapper à la porte des Guillain, chez qui il n’était pas revenu depuis plus de trente ans, et leur montra le tas de paperasses qu’on lui avait remis pendant son rendez-vous et qu’il mélangeait.

Assise dans l’obscurité, Violette, qui écossait des haricots, s’empressa de s’essuyer les mains dans son tablier. Dans l’obscurité du logement mal éclairé, n’aurait été sa voix mélodieuse, Adrien l’aurait à peine reconnue. Quand les Guillain avaient loué la maison attenante à l’atelier, il avait entrevu les grands yeux sombres, le teint laiteux, les beaux cheveux noirs et l’air de douceur  infinie de Violette, et tout ça lui avait causé un étonnement proche du ravissement. Le temps de signer le bail, il n’avait cessé de lui jeter des coups d’œil à la dérobée, mais ces mouvements involontaires n’avaient pas échappé au mari ombrageux qui l’épiait d’un œil fixe, presque menaçant. Adrien n’avait pu s’empêcher pourtant de faire durer les commentaires sur les conditions de la location mais il avait compris l’avertissement et lorsque, plus tard, par exception, à l’heure de la messe ou bien le jour où elle avait enterré sa fille, il apercevait Violette au bras de son mari, il détournait rapidement les yeux.

Après la mort du bourrelier, Adrien s’était étonné auprès d’Emile que sa mère ne sortit jamais mais le fils lui avait fait le portrait d’une femme obèse, maladroite, ignorante et incapable, et l’avait presque convaincu que Violette, derrière la belle image qui était restée gravée dans sa rétine, était un peu débile, innocente, que son esprit était comme une pièce vide où soufflaient les courants d’air. Adrien en avait été désolé.

Le jour où il apporta, sur la table des Guillain, les papiers sur les aides à la réhabilitation, Emile et lui étalant, comparant, lisant les définitions, les notes de bas de page, passèrent des heures penchés sur les documents, et ils ne s’arrêtèrent, presque plus confus encore,  que quand la lumière fut devenue trop faible. Adrien revint deux jours après, avec l’idée de sérier les choses  et de faire deux piles des imprimés à renseigner : d’un côté les travaux dans son propre logement, de l’autre les travaux qu’il pourrait engager chez les Guillain comme propriétaire « bailleur ».

Les deux hommes constatèrent que leurs revenus aux uns et aux autres étaient très au-dessous des plafonds pour avoir droit, l’un à une prime, les autres à l’aide au logement qui laisserait à leur charge, semblait-il, un loyer bien plus faible que celui qu’ils acquittaient intégralement et ne leur laissait presque rien pour vivre. Si les Guillain n’avaient eu droit à rien jusque-là, c’était une question de principe, avait-on expliqué à Adrien, on n’allait pas permettre aux propriétaires de louer des logements indécents ! On devait encourager la mise aux normes en ne versant d’allocation qu’aux heureux bénéficiaires de logements tout confort… Adrien s’y était repris à deux fois pour saisir la subtilité du raisonnement et avait retenu qu’après les travaux, tout irait mieux et pour les uns et pour les autres. Seulement voilà, les 110 m2 du logement d’Emile et de sa mère dépassaient de très loin les 60 m2 mètres carrés jugés suffisants pour un ménage de deux personnes. L’aide au logement serait dérisoire. Ils ne pourraient s’acquitter du reste du loyer d’un appartement « mis aux normes ».

Pourquoi leur avait-on fait miroiter monts et merveilles ? Ils étaient donc bien naïfs, ricanait Emile amèrement.

Adrien Talland réfléchit à nouveau quelques jours, et revint chez les Guillain tout animé. Il avait imaginé de transformer l’atelier et la chambre qui, à l’étage, était inoccupée, en un troisième logement. Cela arrangerait tout le monde, Emile et Violette n’aurait à payer que pour la superficie qu’ils occupaient réellement et Adrien, lui, aurait deux revenus locatifs pour rembourser ses emprunts.

Ce soir-là, Violette s’endormit plus tard que d’habitude. L’idée que l’accès à la grande pièce abandonnée soit enfin condamné la soulageait, et elle imaginait que, derrière le mur, une nouvelle histoire pourrait commencer qui chasserait ses souvenirs d’enfermement ; elle y entendrait des voix, des rires peut-être, on pourrait y cuisiner, y apprendre des leçons, y parler, bref, y vivre.

Commença, au 10 de la rue des Bouchers, un défilé de spécialistes qui jetèrent un coup d’œil à la ronde, jaugèrent, évaluèrent les dimensions, à vue de nez deux mètres quatre-vingt sous plafond, passèrent et repassèrent de chaque côté du couloir, grimpèrent au grenier, Adrien et Emile sur les talons, contemplèrent les dégâts et, humant, grattant, reniflant, toquant contre les murs, se comportèrent comme s’ils avaient pris possession des lieux.

Un coordinateur de la ville aida Adrien et les Guillain à organiser les travaux : il fallait d’abord terminer le nouvel appartement, afin que les Guillain puissent l’occuper le temps qu’on restructure le leur. A l’étage, on séparerait les deux appartements et le couloir par une cloison épaisse de chaque côté de laquelle, dos à dos, on aménagerait les deux wc et, pour installer les deux salles d’eau, on prélèverait trois mètres carrés sur les grandes chambres, qui resteraient d’une superficie honorable. Un escalier serait percé dans ce qui avait été l’atelier, qui permettrait de communiquer avec le couloir qui desservait la chambre du haut. Au rez-de-chaussée, il ne resterait plus qu’à murer la porte de communication entre l’ancien atelier transformé en deux pièces tout confort et l’appartement des Guillain. Mais auparavant, pendant qu’on réaménagerait leur cuisine, Emile et Violette pourraient utiliser celle du nouvel appartement.

Il fallut débarrasser l’atelier des outils et des restes de cuir ou de toile qui s’y trouvaient encore depuis la mort du père, et de ses meubles la chambre inoccupée. On conseilla à Emile, car on avait bien compris que c’était lui le chef de famille, de participer au vide grenier qui aurait lieu dans trois mois ; d’ici là, il fallait entreposer tout ça quelque part, et ce fût Violette, dont la chambre, qui avait été conjugale, était assez spacieuse, qui en eut la garde, le temps qu’on avise, dit Emile. Adrien Talland, qui s’était proposé pour aider au déménagement, découvrit à cette occasion une tapisserie dont les fleurs légères avaient complètement fané, les rideaux de cretonne volantés qui avaient dû être roses, la table de toilette en marbre et l’odeur oubliée de l’eau de Cologne à la violette dont sa voisine, depuis qu’elle était jeune-fille, avait fait son sent-ti-bon attitré, ou qu’elle n’avait jamais été à même de changer.

Outre que la poussière accumulée dans les textiles qu’on avait entreposés dans sa chambre fit éternuer Violette Guillain à tue-tête dès le premier soir, chaque jour, ou presque, elle se cognait contre les meubles qui obstruaient le passage. Elle fut rapidement si couverte de contusions qu’un médecin, exceptionnellement appelé au cours de l’hiver parce qu’elle avait une forte fièvre et respirait mal, en fut intrigué.

« Elle est maladroite et se cogne partout. », expliqua Emile.

« Il faut dire que c’est bien encombré ici, non ? », suggéra le jeune médecin sans se retourner.

Les travaux commencèrent. Tous les jours maintenant, Adrien Talland passait voir comment ils avançaient. Il restait de plus en souvent après le départ des ouvriers, et acceptait le Cinzano que Violette lui servait en tremblant. Cette émotion, cette fragilité évidente, le gênaient.

« Vous permettez ? », lui dit-il un jour en tendant sa main vers la bouteille que Violette tenait maladroitement par le goulot.

« Vous cousiez ? », reprit-il en jetant un coup d’œil vers une travailleuse, près de la fenêtre, sur laquelle une étoffe était pliée.

-          Oui. », répondit-elle, hésitante.

« Oh, elle ravaude ! », précisa Emile, qui enchaina sur la saleté qu’apportaient les ouvriers, les coupures de courant ou d’eau, et se plaignit de l’envahissement de ses pénates par une armée d’inconnus qui ne prenaient même pas la peine de lui faire la conversation. Adrien faisait le service. Violette ne disait rien.

Ce fut enfin le tour des peintres. Ils étaient déjà venus pour le devis, du moins le patron, ou le chef d’équipe, on n’avait pas bien compris, avec une jeune femme qui tout de même se permettait souvent de prendre la parole. Lorsqu’ils arrivèrent pour commencer les travaux, les Guillain furent surpris de la revoir dans le rôle de celui des deux qui semblait organiser le travail. Elle portait des Pataugas beige, une salopette maculée de traces de peintures de toutes les couleurs, et une casquette sous laquelle elle ramassait ses cheveux. Appuyés du bout des fesses l’un contre son escabeau, l’autre contre le plan de travail tout neuf de la cuisine américaine dont on avait équipé le nouveau logement, les deux peintres mangeaient sur le pouce quand Violette toqua contre le chambranle.

« Mais vous n’avez même pas une chaise !, s’émut-elle en les voyant debout.

La jeune femme plaisanta qu’ils ne se relèveraient pas de tant de confort, mais finit par accepter de s’asseoir à la table des Guillain pour terminer le repas. Elle refusa le Nescafé qu’on lui proposa pour partager plutôt le contenu de sa bouteille isotherme.

« Un délice », susurra Violette qui, à cause de son prix exorbitant, n’avait pas bu de vrai café depuis une éternité.

Sa voix était haute, mélodieuse et d’une douceur exquise ; elle amena un sourire sur les lèvres de Dominique.

Emile se joignit à sa mère pour les compliments et, en connaisseur, demanda si c’était de l’arabica.

« Un mélange, un mélange italien…»

Les peintres se remirent au travail en faisant promettre aux Guillain de ne pas hésiter à venir utiliser la cuisine de l’appartement neuf. De l’autre côté du mur, la radio était maintenant allumée du matin au soir.

« Ça ne vous dérange pas ? », avait demandé la jeune femme à Violette.

« Mais non, mais non !», s’était empressée Violette, « Faites comme si nous n’étions pas là ! »

Elle aussi avait écouté la radio avec Gustave dans l’atelier où ils ne se parlaient pas et, pendant qu’ils piquaient le cuir ou la toile à matelas, elle se laissait bercer par ces voix d’ailleurs, sophistiquées, virtuoses ou vulgaires, mais pleines d’assurance.

Vers dix heures, il y eût une émission sur les chansons d’avant 1914, qui amusa beaucoup les deux peintres. Les Guillain les entendaient reprendre à tue-tête les refrains pleins de mièvreries que les voix acides des chanteuses achevaient de rendre ridicules. Soudain il y eût celle-ci :

Si tu veux faire mon bonheur
Marguerite, Marguerite
Si tu veux faire mon bonheur
Marguerite donne-moi ton cœur !

La voix canaille du chanteur transporta Violette des années en arrière, quand elle n’avait pas encore convolé avec l’homme qui n’avait pas su faire son bonheur. Les larmes lui montèrent aux yeux.

Marguerite me l'a donné
Son cœur, son cœur
Marguerite me l'a donné
Son cœur pour un baiser.

Dominique Dagorneau entra alors dans le logement sombre pour proposer aux Guillain de partager quelques chocolats de Noël qu’elle avait apportés, et elle vit la vieille femme, congestionnée, escamoter son mouchoir au creux de sa main. Rhume ou chagrin ? Elle avança et se pencha vers elle.

«  Madame Guillain ? … Qu’est-ce qui se passe ? »

Violette renifla.

« Oh, répondit Emile, elle pleurniche pour un rien, vous savez.

-          Tu veux bien baisser le volume, Alain ? », cria pourtant la jeune femme à son compagnon, « Je crois que ces chansons, ça a fichu le bourdon à madame Guillain…»

Elle s’assit à côté d’elle.

« Vous pleurez ?

-          Ce n’est rien, ce n’est rien, mademoiselle, excusez-moi.

-          Appelez-moi Dominique, ce sera moins… Comment dit-on déjà ? Cérémonieux ? D’accord ? »

Violette balbutia quelque chose d’inaudible.

« Bon, faites comme vous voulez, fit la jeune femme, Et vous, c’est quoi votre petit nom ? »

Violette fondit en larmes, hoqueta.

« Je vous l’avais dit ! », fit Emile en haussant les épaules.

Sans lui prêter attention, la jeune femme mit la main sur l’épaule de la vieille dame et se mit à frotter légèrement.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? », chuchota-t-elle à son oreille.

Violette eût un spasme.

« C’est de m’appeler par mon nom

-          Et c’est quoi votre petit nom alors ?

-          Violette…

-          Violette ? …Une jolie petite fleur odorante ! …C’était le prénom de ma grand-mère ! Vous permettez que je vous appelle Violette ? »

Violette Guillain redoubla de sanglots.

« Ah, mais c’est pire ! », plaisanta la jeune femme en écartant les bras d’impuissance puis : « Violette… », répéta-t-elle à mi-voix, « Je vais vous appeler Violette ! ...Prenez un chocolat, tenez Violette !»

La vieille femme pris la croquette qui se trouvait devant elle et la posa sur la table.

« Vous ne la mangez pas ?

-          Tout à l’heure… 

-          Tout à l’heure, vous pourrez en prendre une autre.»

Dominique Dagorneau retourna à ses pinceaux et, bientôt, Violette entendit à nouveau les deux jeunes gens reprendre un refrain qui passait à la radio et lui ramenait ses frères, le plus jeune surtout, qui revenait du bal la tête remplie des mélodies sur lesquelles il avait dansé et, braillant les paroles, essayait d’entraîner sa sœur.

Puis un léger remue-ménage intrigua les Guillain. Emile s’approcha du seuil et s’arrêta en bas des deux marches ; sa mère quitta elle aussi sa chaise et, de loin, regarda par la trouée, entre le chambranle et le dos de son fils. Dans l’atelier poussiéreux où les Guillain avaient trimé, les peintres, enlacés, dansaient et la jeune femme, dans ses Pataugas et la salopette où elle flottait, avait de la grâce.

« Venez, venez ! », les invita-t-elle.

« Mais je ne sais pas danser ! », protesta Emile.

Derrière lui, Violette, s’en retournant vers le coin où elle avait rangé son ouvrage, fit 

-          « Non, non, non ! », mais elle marmonna : « Encore si c’était une valse…

-          Alors quand on passera une valse,», lui cria Dominique, «on viendra vous chercher ! ».

Le lendemain, à la même heure, on passa à la radio des couplets que Violette avait entendu ses frères reprendre lorsqu’ils étaient revenus de la guerre, où ils avaient dû frayer avec le populo, comme disaient les Parisiens, à la gouaille desquels ils n’étaient pas habitués. Les peintres, au travail, se remettaient à rire et à chanter à tue-tête.

« On est heureux comme des poissons dans l’eau sur le plancher des vaches…».

Ça aussi, Violette connaissait. Puis, « Ah monsieur, répond la p’tite bonne », il y eût un autre couplet vaguement familier, « C’que vous m’dîtes n’a rien qui m’étonne, parait qu’ je possède un bon lit

Adrien Talland entra.

« Tous les amis d’ Monsieur, m’ l’ont déjà dit ! », termina-t-il,  « Fracson ! »

« Ah vous connaissez ? », s’étonna Emile.

« Ah, ça faisait des lustres que je n’avais pas entendu ça ! Mais… »

Il se tourna vers Violette.

« Vous connaissez ça aussi, madame…?

-          Je ne suis pas sûre », hasarda Violette.

« Oh, elle ne se souvient de rien », intervint Emile.

Adrien essaya de capter le regard de Violette, qui lui échappait et il continua :

« Que j’ m’y prends mieux qu’madame pardi… »

Il haussa les sourcils, écarquilla les yeux et pencha la tête.

« Tous les amis d’monsieur, m’ l’ont déjà dit ! »

Violette baissa les yeux et rougit. Personne ne l’avait plus regardée en face depuis si longtemps ; il fallait donc que ce soit dans sa décrépitude. De ce jour pourtant, elle quitta ses chaussons de feutre pour des chaussures en cuir de vingt ou trente ans d’âge qu’elle avait si peu portées qu’elles étaient encore en parfait état.

Un après-midi, peu après, Adrien Talland invita les Guillain à faire quelques pas avec lui. Il faisait beau, c’était le printemps. Emile déclina l’offre et, désignant sa mère du menton :

« Elle ne peut même plus arquer », expliqua-t-il, « elle n’est plus capable de faire trois pas. »

Violette ne dit rien. On n’irait pas plus loin que le bout de la rue, répondit Adrien en s’approchant d’elle pour lui proposer son bras, Emile ne devait pas s’inquiéter. Elle se récria, objecta qu’elle ne pouvait pas sortir « comme ça ».

« Vous êtes très bien comme ça », objecta Adrien en se penchant vers elle, « de toute manière, on ne rencontrera personne ! »

Son insistance la convainquit. Elle se souleva de sa chaise. Emile referma la porte derrière eux et resta à surveiller les peintres. De retour dix minutes plus tard, Violette avait le rose aux joues.

Le lendemain, Adrien remarqua le col d’un corsage qui dépassait sous celui de la blouse. Il proposa une autre promenade et Violette le pria d’attendre pour se préparer. Quand elle revint, elle avait ôté sa blouse, passé un gilet de laine bordeaux sur son corsage écru et s’était chaussée.

Les premiers jours, les cent mètres de promenade lui parurent bien longs ; elle se sentait presque essoufflée, lourde, engourdie. Gustave le lui avait bien répété : gourde, empotée qu’elle était, elle le savait bien. Puis Adrien et elle s’aventurèrent jusqu’au rond-point fleuri, un peu plus loin, puis vers la sortie de la ville, ça valait mieux, qu’on n’aille pas jaser si on les voyait ainsi bras dessus-bras dessous, enfin, qui la reconnaîtrait, elle n’avait plus mis les pieds en ville depuis tant d’années, même pour aller à l’église, - avait-elle besoin de ces bondieuseries, lui serinait Gustave-.

Adrien prenait maintenant de l’assurance. Un jour, il toucha l’étoffe qui traînait sur la travailleuse, et entendit Violette lui préciser, comme en réponse à la question qu’il ne posait pas :

« C’est de la batiste.

-          Ma femme avait une chemise de nuit d’un tissu très ressemblant. 

-          Ça ne se fait presque plus, je crois. C’était très agréable à porter pourtant.

-          C’est dommage

-          C’est un chiffon ! », objecta Emile qui avait assisté à la conversation, « Léa l’a déniché dans une malle de vieilleries ! » et, attrapant l’ouvrage de sa mère du bout des doigts, il le déplia d’un air dédaigneux.

« Ma petite fille », expliqua pourtant Violette, «m’a demandé de lui faire une jolie robe dans cette chemise de nuit. Je la retaille pour ne garder que les parties les moins usées ».

Récupérant le tissu, Adrien en examina les coutures, le replia soigneusement et reprit son dialogue interrompu avec Violette

« Tout aux petits points », dit-il, « Si je comprends bien, vous ne cousez pas que de la toile à matelas.

-          Elle nous faisait tous nos vêtements quand on était enfants », répondit Emile, « C’est qu’elle était modiste dans le temps.

-          Ah oui ? », s’étonna Adrien qui jusque-là ne connaissait de la vieille femme que son art de la maladresse et de l’embarras. « Modiste…», répéta-t-il d’un air rêveur.

Ce métier-là non plus ne se faisait plus et, calculant rapidement à quelle époque elle avait pu l’exercer, il essaya de se souvenir de la mode des années 20, ou 30 peut-être ; il imagina les bibis, les béguins, les chapeaux cloches, peut-être même les bérets que Violette avait pu fabriquer. Un métier créatif, qui devait demander beaucoup d’habileté…

Les jours qui suivirent, il fouilla dans son grenier et dénicha trois chapeaux qui avaient appartenu à sa femme. L’un était une sorte de galette bordeaux d’où pendouillait ce qui avait été une voilette, l’autre, bleu marine, était un chapeau de paille garni de fausses cerises, et le troisième, noir, avait une forme de cloche. Lorsqu’il les posa sur la table, Dominique Dagorneau, la jeune peintre, prenait son café avec les Guillain. Elle s’amusa à les essayer, battit des cils et prit des airs enjôleurs en rabattant la voilette déchirée sur son visage, puis elle joua avec les cerises du chapeau de paille, s’interrogea sur la matière dont elles étaient faites et, regardant Violette d’un air complice, entonna :

« Quand nous chanterons, le temps des cerises…

-          Et gai rossignol, et merle moqueur… », continua Adrien en contournant la table.

Il s’approcha de Violette et lui tendit la main.

« Seront tous en fê-ê-te. »

Elle se récria, puis se laissa attirer, se souleva de sa chaise. Sous le regard narquois d’Emile, elle restait raide, et gauche, comme s’il manquait de l’huile dans les rouages. Dominique, elle, sous le chapeau de paille qu’elle s’était planté sur la tête, lançait les bras en l’air pour accompagner ses envolées lyriques et, aérienne, s’était mise à tourner. Elle attrapa Emile au passage.

« Venez, venez ! »

Tel un poids mort, Emile résistait aux mouvements que la jeune femme tâchait d’impulser, l’entravait, la faisait boiter, l’ancrait sur le plancher des vaches et oubliait sa mère qu’Adrien essayait d’emmener dans la danse et enlaçait. Il avait posé sa paume largement ouverte en haut du dos de la vieille dame et, d’une pression légère, la rapprochait de lui. Violette, elle, essayait de se cambrer pour éviter sans doute de heurter ses jambes à lui. Adrien fit doucement descendre sa main, et sa poitrine frôla la sienne.

« Chut… », lui souffla-t-il à l’oreille, « Chut », répéta-t-il plus doucement encore.

Elle fondit en larmes, voulut s’échapper ; il la retint fermement contre lui et sa main remonta vers la nuque, l’obligeant à poser la tête contre son cou. Maintenant il fredonnait, il la berçait en chaloupant.

Un grand fracas les fit sursauter.

Dominique et Emile, qui avaient buté contre un pavé descellé, venaient de s’écrouler, elle au-dessus de lui dont la tête avait heurté le nez de la marche qui conduisait à l’atelier. Confuse, la jeune femme se releva et lui tendit la main. Il ne la prit pas ; il restait au sol, inerte, assommé sans doute. Fallait-il attendre les secours ou le bouger ? L’emmener à l’hôpital dans la camionnette des peintres ? On hésita. Un filet de sang commençait à couler sous la tête. Dominique appela les pompiers et expliqua la situation.

« Dites leur qu’il est hémophile ! Dites leur qu’il est hémophile !», lui soufflait Violette en se tordant les mains.

Comme un volatile affolé, elle tournait autour d’Adrien et de Dominique qui débarrassaient la voiture du matériel qui l’encombrait et les heurtait à tout moment. Ils l’envoyèrent chercher deux couvertures et y installèrent Emile, inconscient ; elles furent vite imbibées du sang qui s’écoulait sans discontinuer. Dominique se mit au volant, Violette s’assit à côté d’elle, et Adrien monta à l’arrière, agenouillé auprès d’Emile. A l’hôpital, il reprit entre les siennes la main de Violette qui, tremblante, se reprochait d’être la cause de l’accident.

 « Mon Dieu, Mon Dieu, si nous n’avions pas fait les fous…

- Comme si la joie tuait, Violette… »

Emile était dans le coma, on le transfusait ; on les convainquit de rentrer chez eux, on les appellerait s’il se réveillait. S’il se réveillait. Pas quand. Tout le monde avait entendu. Personne n’en parla.

 

Adrien et Dominique rentrèrent avec Violette. Curieusement, elle était calme. Rêveuse, impassible, elle flâna dans la maison et regarda autour d’elle : l’attrape-mouche qui pendouillait sous l’abat-jour, les taches brunes sur les murs, les auréoles au plafond, les tissus passés, le formica usé.

« Même rénové, avec ces vieux meubles branlants… », hasarda-t-elle.

« Promis, on fait les brocantes et on trouve des meubles qui vous plaisent. » lui assura Dominique.

« Je n’ai pas les moyens…

-          Alors on fait les trottoirs »

Violette, intriguée, regarda Dominique.

« Les gens jettent de tout sur les trottoirs, Violette, des choses très bien, en bon état souvent…

- Quitte à les repeindre…», ajouta Adrien.

« Bien sûr, quitte à les repeindre, ou à planter un clou ou deux. », reprit Dominique.

Ils proposaient de l’aider ? Mais pourquoi feraient-ils ça, se demandait Violette dont, depuis son mariage, personne n’avait pas pris la peine de s’enquérir des désirs.

« Pour vous voir sourire, tout simplement… », fit Dominique en arrondissant les sourcils et en posant sa main sur l’épaule de la vieille dame.

« Pour vous voir sourire, c’est ça », reprit Adrien, heureux que Dominique lui souffle ce qu’il n’osait pas dire, « Pour vous faire plaisir… », s’enhardit-il, pensif.

Ils se turent soudain, il y eût un silence, puis Violette reprit son exploration. Ils la suivirent dans ce qui avait été l’atelier de bourrellerie-tapisserie où elle devait emménager deux jours plus tard, le temps qu’on fasse les travaux dans la partie de la maison qu’Emile et elle occupaient encore le matin même. L’appartement était pratiquement fini et on aurait dit que le soleil s’y était attardé. On avait suivi les recommandations de Dominique, tout y était jaune safran, sauf le sol et le coin cuisine, avec ses grands carreaux de couleur brique, et l’escalier à vis, en bois exotique, parce que c’était plus résistant, lui avait-on expliqué.

De grands soupirs soulevaient la poitrine de Violette.

«Ça ira, ça ira », dit Adrien en lui tapotant la main.

Ce soir-là, Violette eût du mal à s’endormir. L’inquiétude pour Emile, peut-être, elle n’était pas sûre, mais le changement brutal qu’allait provoquer sa disparition, ça oui, elle en était sûre. Plus personne pour la surveiller, la critiquer, parler à sa place, la dénigrer… Et en même temps un appartement à elle, qui sentirait bon le neuf… Ce serait plus gai, d’ailleurs elle allait demander à Dominique de changer le beige qu’Emile avait choisi pour un jaune. Comme dans l’atelier. Safran. Ou mangue même. Peut-être mangue… Dominique lui avait dit que c’était un fruit délicieux.

On ne réanima pas Emile.

Les deux peintres emmenèrent Violette et Adrien fouiller dans les encombrants. Ils firent des trouvailles. Un meuble-bar des années 30 auquel il suffisait de refaire un pied. Un miroir à glace biseautée avec seulement deux petites taches. Y retournèrent.

« Mais où mettra-t-on tout ça ! Je n’ai pas besoin de tous ces meubles ! », s’écriait Violette.

Les peintres avouèrent que, le fils de leur propriétaire reprenant leur appartement, ils devaient, eux aussi, déménager et se meubler. Dominique se tourna vers Adrien.

 « Justement, on voulait vous demander… Vous seriez notre nouveau propriétaire ? 

-          Je serais ravi, répondit-il, de rendre service à de sympathiques jeunes gens ! »

Ce fut convenu. Aussi Violette fut-elle d’accord pour une véritable moisson de meubles plus ou moins bancals dont Dominique et Alain lui apprirent à repérer le potentiel. Une table à ouvrage en loupe de noyer dont il suffisait de fixer le tiroir, on trouverait bien un système. Un canapé en bambou qui avait l’air très confortable, il suffirait de le repeindre, lui aussi, Elle referait bien les coussins ? On regarderait dans les chutes de tissu…

Quand les peintres eurent terminé le chantier de l’appartement des Guillain que les réparations avaient rendu méconnaissable et le jaune safran lumineux, le travail reprit dans l’ancien atelier et futur appartement de Dominique et Alain. Adrien lima, changea des serrures, réajusta des tiroirs, Violette cousit rideaux et coussins dans les chutes de tissus dépareillés dont, avec Dominique, elle avait pris le temps d’associer les couleurs, Alain ponça et repeignit.

Pour étrenner les deux appartements et leurs nouveaux meubles, ils firent une fête. Dominique avait apporté un pâté de lapin dont sa grand-mère lui avait laissé le secret et une bouteille de vin de Chinon, Alain avait acheté chez le crémier des fromages dont Violette n’avait jamais soupçonné qu’il y eût quelque chose d’aussi suave, Adrien enfin avait préparé de la brioche et posé sur la table une bouteille de Coteaux du Layon qui plairait sûrement à la vieille dame. Violette avait dressé la table avec des verres colorés et avait astiqué l’argenterie qu’ils avaient dénichée pour une bouchée de pain chez un brocanteur, car ils avaient complété leur glanage par une virée chez les professionnels.

L’exercice, le mouvement, avaient ravigoté Violette, qui marchait mieux, avait minci et retrouvé une énergie oubliée. Adrien et elle poussaient maintenant plus loin que l’entrée du bourg, retrouvant les odeurs de la campagne, le chant des oiseaux et le festival des arbres en automne. Un an après, un bébé arriva aux peintres, qu’Adrien et Violette dorlotèrent et promenèrent pendant que leurs parents travaillaient. En échange, les jeunes peintres, se concertant avec Adrien, amélioraient petit à petit le confort de la vieille dame et lui faisaient de petits cadeaux. Ils allèrent voir la mer et une pièce de théâtre. Elle goûta aux mangues et aux parfums floraux à base de muguet, de lilas, et d’épices.

Parfois, le soir, après avoir longtemps discuté des matières et des couleurs qui donneraient une nouvelle jeunesse à leurs trouvailles de brocanteurs, elle invitait Adrien à rester dormir dans son grand lit et, sous la couette, une fois tirés les rideaux de taffetas violine de la chambre vert anis qui avait été la chambre conjugale, s’effaçait le souvenir d’une autre vie dont elle finissait par se demander si elle avait jamais existé.

 



13/01/2021
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