le-soleil-et-la-lune

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B. comme Bonobo

 

 

Il y avait, au festival de Mulhouse, une atmosphère de simplicité, de bonne humeur et de cordialité où je nageais comme un poisson dans l’eau. B., lui aussi, y était tout à son aise. Sa démarche, sa façon d’entrer dans une salle, ses vêtements, sa danse, tout chez lui est discret sans être effacé, sans être hésitant. Pas d’ostentation, pas de prétention, pas de bruit. L’éclat de ses yeux, la douceur de son regard et de sa voix suffisent à sa présence.

 

Il s’était installé sur un praticable dans un coin de la salle à l’opposé de celui où Anton et moi nous étions assis. Quand nous nous sommes aperçus, nous avons échangé un léger signe de tête. Ses prunelles sombres brillaient malgré l’obscurité ; je le gratifiai d’un grand sourire et, dès la première tanda, je me suis levée pour traverser la salle et, certaine qu’il ne se déroberait pas, aller l’inviter.

Me voyant me diriger droit vers B. dont je lui avais dit combien j’appréciais son tango, Anton, un tanguero de mes amis, se mit à rire : «Si tu manges le dessert en premier, me dit-il, amusé, après, le reste va te paraître fade ! », mais il sait bien que je ne suis pas du genre stratège et calculateur et ne me reproche pas non plus de transgresser les codes du tango dont lui aussi, à sa manière, s’affranchit.

J’étais déjà de l’autre côté de la salle. B, en signe d’agrément, inclina la tête sur le côté et se leva. Je m’installai contre lui et, comme il est juste un peu plus grand que moi, mes épaules se sont emboitées dans les siennes. De ses bras, de son torse, il fait un nid douillet, et me garde là, sans bouger, le temps que les battements de nos cœurs s’accordent et s’apaisent. La chaleur de son corps se mélange à la mienne, puis il met les voiles et m’emmène dans la danse. Comme un poisson pilote, il navigue au milieu des danseurs. Beau temps. Parfois notre couple chavire, tangue, roule, ploye dans le branle de la danse et, tel un bâtiment antisismique dont les joints s’étirent, élastiques, pour ne pas casser, la forme de nos deux corps articulés change sans cesse de dimensions sans jamais se briser. A mes mouvements, il donne un contre-chant ; il m’attend, tranquille et, sur le temps, nous retombons sur nos pieds. Nous marchons, nous fuguons, il me berce, nous nous balançons ; à l’amble ou à l’opposé, nos jambes s’écartent, se rejoignent, s’entrecroisent, sans que jamais nos tempes ne se décollent l’une de l’autre ; nous sommes frères ou sœurs siamois qu’un même système nerveux irrigue. Notre abraso ne se desserre pas. Un croisé, plusieurs, avant, arrière, selon ce que la musique inspire à B. Il change de direction, s’efface et, pour tourner, me laisse juste et toute la place qu’il me faut, juste et tout le temps qu’il me faut. Son art ou l’intuition qu’il a de l’espace nécessaire m’épatent. Si les sensations du bercement ne duraient, vibrantes, au-dedans de mon corps, si nous ne tenions pas l’accord, la fin de la danse serait comme un arrachement à la chaleur douillette d’une couette. Mes fibres et mes membranes, que tous les sons des bols du Tibet n’arrivent pas à émouvoir, résonnent encore d’ondes de bien-être.

 

S’il y a des hommes pour qui le tango est une confrontation, un bras de fer, et qui n’autorisent à la femme aucune fantaisie, aucun clin d’œil à ce qui serait resté du plaisir du jeu chez l’un et chez l’autre, laissons-leur laissons l’illusion qu’ils ont atteint un stade supérieur de développement de l’homo sapiens. Pendant qu’ils se mobilisent pour la troisième guerre mondiale des bipèdes évolués, B. et moi, à moitié arboricoles encore, nous resterons dans les nuages, en haut des arbres, avec les Bonobos.



22/06/2023
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