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Deux amours. Nouvelles.

Deux amours est un recueil de neuf nouvelles, dont certaines, comme Deux amours ou La jeune fille, sont assez longues, d’autres, comme Collaboration, ou comme Iroquois, sont très courtes. Le thème de la guerre ou des suites de guerre y revient souvent, comme dans Trouvailles, qui est je crois ma préférée, dans L’œil de Pierre, dans Un retour ou ou encore dans Collaboration.

Ci-dessous, les quelques extraits des nouvelles citées vous donneront un aperçu de l'atmosphère des nouvelles rassemblées dans ce recueil.

 

Deux amours :

Du papier de soie qui, malgré le soin que Raphaëlle avait pris à le manipuler, s’était froissé et déchiré lorsqu’elle en avait détaché le ruban adhésif, émergeait un petit trépied de porcelaine lesté d’un socle dont les pieds imitaient malencontreusement ceux des meubles rustiques. Cette base massive servait d’appui à un amour cariatide dont les bras potelés soutenaient une petite vasque nacrée. Elle fit tourner l’objet entre ses mains. Il était lourd.

« C’est du biscuit ? » demanda-t-elle en levant les yeux vers l’homme qui n’avait pas pris le temps d’ôter son pardessus.
Dans sa voix habituellement si claire, un léger vibrato révélait une émotion tendre. Un très bref sourire creusa la joue droite d’Etienne de cette petite virgule que Raphaëlle aimait.

« C’est du biscuit »,  confirma-t-il. Evidemment, elle avait toujours eu le coup d’œil sûr.

- C’est un baguier… »  continua Raphaëlle, laissant sa phrase en suspens.

- C’est un baguier. 

- Attends, attends, que je comprenne… »  dit-elle en s’asseyant, enveloppant l’objet de ses deux mains comme elle aurait tenu un oisillon blessé.

Etienne retira son écharpe et s’assit, lui aussi. Depuis son entrée dans l’appartement trop chaud, la neige avait fondu sur son pardessus et y avait laissé de toutes petites gouttes que la lumière des appliques faisait étinceler. Le froid lui avait figé le sang. Le bout de son nez pincé paraissait fait du même matériau que l’opaline des lampes.

« C’est fragile le biscuit… »  continua Raphaëlle, songeuse.

" Oui, c’est fragile… mais la vendeuse me l’a bien emballé. Ca ne risquait rien je crois, je l’avais enfoui dans mon linge. 

- Ton linge sale ! » précisa Raphaëlle d’un petit ton moqueur.

« Mon linge sale. » admit-il.

« Et... Qu’est-ce que je vais y déposer, dans ce baguier, dit Raphaëlle, malicieuse, semblant interroger le petit calice comme s’il pouvait lui répondre. Quelles bagues ? Ma bague de fiançailles ? »

Elle leva les yeux vers Etienne.

« Mon alliance ? »

Désarçonné, il branla la tête de gauche à droite, se leva et la prit dans ses bras, sans rien dire. Elle était toute chaude encore de la tiédeur du lit d’où il l’avait tirée. Entre eux, noyau froid et dur, l’objet de porcelaine, qu’elle n’avait pas lâché, empêchait leurs corps de se rapprocher, la tendre palpitation de leurs deux poitrines de s’accorder. Raphaëlle émit un petit rire et s’écarta de lui en ajustant son peignoir.

« Ca me rappelle les cailloux du Crest de la Goutte, tu te souviens ? 

- Oui, dit Etienne en retenant un instant sa main, nous avons dormi à la dure, nous deux… »

Elle ne commenta pas.

« Tu es rentré plus tôt que prévu...

- Tu me manquais. 

- Tu as pris un train de nuit ? 

- J’ai décidé ça brusquement hier soir, en voyant cet objet dans une vitrine. 

- Sait-elle que tu es ici ? »

(... Cette nouvelle comporte 53 pages.)

 

 

La jeune fille.

Depuis quelques mois, le signore Vespucci recevait fréquemment un nouveau protégé qui, d’après ce que j’avais compris, devait peindre la chapelle du quartier nouveau qui s’érige de l’autre côté du marché du Nord, où j’aime bien aller, parce qu’il est encore ouvert sur la campagne. Il restait à dîner avec madame et les jeunes messieurs. L’aîné, Amérigo, se met toujours face à la fenêtre et rêvasse, les yeux dans le vague. On dirait qu’il ne voit rien de ce qui se passe autour de lui et, quand on s’adresse à lui, il sursaute, comme s’il revenait de très loin. Alessandro, le plus jeune, écoute et observe beaucoup, baisse les yeux quand il croise le regard de son père, et parle peu.  Je ne connaissais pas le nom de l’invité de mon maître, mais le signore Vespucci l’appelait Domenico. Hormis Alessandro, qui n’a que douze ans, ici, personne ne me regarde vraiment quand je sers, quand j’entre ou sors, mais lui, ce Domenico, levait les yeux sur moi ; mon bonnet, mes cheveux, mes mains semblaient le laisser songeur, il fixait même ma bouche, de sorte que je me demandais si mon bonnet était fixé de travers, mes cheveux mal retenus, et mes mains aussi propres qu’il était convenable qu’elles le fussent. Je rougissais, et il regardait ma face avec encore plus de contentement, comme s’il eût été satisfait d’avoir ajouté du rouge sur mes joues. Honteuse de m’enflammer sous l’insistance de son regard, et comme si j’avais obéi à son commandement tacite, je baissai les yeux. Rarement j’avais ressenti une telle gêne. Puis un jour que j’apportai un potage à la tomate, il interrompit la conversation qu’il avait avec mon maître.

« Signore Vespucci, j’ai une requête à vous soumettre. Me permettriez-vous d’emprunter votre servante quelques heures ? »

Je crus que j’allais m’évanouir d’affolement. Surpris, le signore Vespucci, l’œil rond et les sourcils légèrement levés, me regarda, pour la première fois, je crois.

« Bien sûr, bien sûr mon ami, vous pensez à elle pour… ?

(... Cette nouvelle comporte 15 pages)

 

Joyaux.

Cela ne fait pas très longtemps que je porte des bijoux. Maintenant que ma peau se dessèche, se détend et se ride, j’ai compris qu’il ne fallait pas cacher ce qui doit être vu. On m’a appris à me tenir droite, et quelque chose dans mon regard, qui ressemble sans doute à la curiosité, ne passe pas inaperçu. Ainsi, quand se ternit ma jeunesse, quand se trouble le contour de mon visage, que s’amollissent mes muscles, quand mon nombril disparaît sous les plis de la peau distendue par les maternités, je songe enfin que je mérite de me faire remarquer. L’audace me vient de moins de discrétion ; mais il m’arrive encore, souvent, de regarder, dans les vitrines, de somptueux bijoux dont je n’ose pas me décorer ; ils sont sans doute pour des femmes irréelles ; ils exigeraient de moi la décision de jouer, à séduire, quand je n’ai jamais fait que m’en amuser. Au moins mon désir de plaire ne se dissimule-t-il plus aux passants et je m’arrête à contempler ces objets qui me sont enfin, aussi, destinés. Le temps commençant à me jouer des tours, j’ai cessé de négliger ces frivolités.

(... Cette nouvelle comporte 10 pages)

 

L'œil de Pierre.

C’est la seule image qu’il me reste de lui. Qui l’avait prise ? Je ne sais pourquoi il avait fallu qu’un dimanche, l’atelier du père Guyon soit le seul recoin du pays qui serve de cadre à notre photo de groupe. Bien au dessus de nos têtes, on voit deux petites fenêtres barrées de croisillons de fer. De l’intérieur, on n’aurait pas cru qu’il y en avait. Elles doivent être si pelliculées de poussière qu’elles ne laissent même plus entrer la lumière. Jenny et Antoine venaient de se fiancer. Il gelait ce jour là. Ceux qui avaient des pardessus les avaient enfilés, sauf Jean qui, comme d’habitude, l’avait négligemment jeté sur ses épaules. Pierre et moi n’avons que nos vestes. Je grimace sous le soleil. Pierre, accroupi derrière moi, m’avait pris sous les bras et m’avait brusquement fait basculer en arrière, contre lui. Il me soutient, il me porte. J’ai l’impression qu’il m’a toujours porté. Sauf hier.

(... Cette nouvelle comporte 9 pages)

 

Trouvailles.

Puisque le maire était venu rappeler au père qu’il était tenu d’envoyer ses frères à l’école, et pendant qu’ils y usaient leurs fonds de culotte, lui seul, jusqu’à l’épuisement, abattait sa pioche et s’acharnait, à force de bruyants ahanements, à casser la croûte, si sèche et si résistante, de la terre, enragé à l’éventrer, jusqu’à atteindre la couche profonde que l’humidité attendrissait enfin. Avec le temps, ses mains devenaient de plus en plus rugueuses, ses ongles de plus en plus striés, et le gras de ses pouces de plus en plus noir. Il se louait à la Saint Jean et on se l’arrachait pour le cœur qu’il mettait à l’ouvrage. Qu’il vente ou qu’il neige, il arpentait seul champs et chemins, se tordait les pieds dans les ornières, rentrait trempé, gelé, fourbu, affamé. Il rapportait sous ses sabots cette glaise dont sa mère s’échinait à débarrasser le pavé. Mais parfois, quand il soulevait le couvercle de la boite en fer blanc qu’il avait héritée quand elle avait été remplacée par une autre, toute neuve, et pleine de petits beurres, il se serait bien pris pour Ali Baba. Dans la terre de la région, on trouvait souvent des rondelles et d’autres petits objets métalliques qu’il avait d’abord rageusement jetés puis qu’il s’était mis à relever pour les examiner, et qu’enfin il avait ramassés. Après les avoir grattés à l’ongle, puis à l’opinel, il avait reconnu qu’il s’agissait de pièces, dont il avait confié quelques unes à son jeune frère pour qu’il les montre à l’instituteur, qui saurait peut-être lui dire si elles avaient de la valeur, ou de quand elles dataient. Rolland lui avait raconté que son maître les avait regardées à la loupe, puis trempées dans du vinaigre, mais que tout ce qu’il savait était qu’elles devaient être très anciennes. « Ton frère devrait les apporter au conservateur du musée d’Alençon, tu sais, je me demande si  elles ne datent pas du temps des Romains ?».

(... Cette nouvelle comporte 14 pages)

 

Un voyage.

(...)

Au matin, après s’être installée devant le déjeuner que son amie avait posé sur la table, Abigail avait déclaré :

«Caroline, cette année je vais faire repeindre la chambre de Bob pour moi ! » .

« Bien ! De quelle couleur est-elle en ce moment ? »

Abigail avait esquivé.

« Beige, oui… à peu près beige. »

Pour tout dire, la chambre était sans couleur, et l’odeur d’urine que les chats avaient obstinément renouvelée sur le seuil, en haut de l’escalier, était presque intenable en été. Elle savait maintenant qu’elle voulait un lieu rien que pour elle.

« Une chambre à soi… » avait plaisanté Caroline, qui trouvait que son amie ressemblait beaucoup à Virginia Woolf, ce qui ne déplaisait pas à Abigail… Une chambre pour s’y retrancher, échapper à la tension de plus en plus fréquente qui s’élevait à tout propos entre Alex et elle. Caroline aurait renoncé depuis longtemps, songeait Abi. Elle se serait échappée, sauvée, comme elle s’échappait dans les ruelles des villages en ruine qu’elles avaient visités durant l’été. L’amie française avait suggéré que sa persévérance exemplaire à obtenir un changement d’Alex avait quelque chose de cruel ; l’idée, qui l’avait d’abord étonnée, faisait son chemin.

(... Cette nouvelle comporte 6 pages)

 

Un retour.

Accoudé contre le garde fou, seul debout face à la montagne immaculée, Jean s’assura d’un coup d’œil que ses camarades n’avaient pas bougé. Ils étaient là, allongés dans les transatlantiques qu’on avait alignés sur le pont du sanatorium arrimé au flanc des Alpes françaises. De là, ils voyaient la Suisse, la regardaient peut-être, pour certains. La plupart, enfouis sous leurs couvertures, peut-être éblouis par le bleu du ciel, plus sûrement épuisés et enfin en paix, fermaient les yeux. Jean pressentait que le bien-être et la détente à laquelle ils s’abandonnaient étaient critiques. Il ne voulait pas s’y laisser aller. Comment pourrait-il rassembler assez de force pour remonter de ces profondeurs ? Une infirmière s’approcha de lui et lui demanda s’il n’avait pas froid. Il tourna la tête mais ne réussit pas à proférer un son. Consterné de ne pouvoir rendre à la jeune femme la gentillesse qu’elle avait mise dans sa question, il dût se contenter d’un signe de tête agrémenté d’un vague sourire, peut-être, il ne savait pas, il ne connaissait pas encore bien le visage qui lui faisait face depuis quelques jours dans le miroir du cabinet de toilettes. Il avait écrit à sa famille pour qu’elle sache qu’il était vivant, qu’il rentrerait bientôt, mais pas avant la fin de cette quarantaine que les médecins lui imposaient, et pour qu’on lui envoie une photo, la plus récente qu’ils aient gardée. Ils allaient trouver cela bizarre. Et bien sûr des photos de vous tous, avait-il ajouté, réalisant qu’ils ne comprendraient pas sa soudaine indifférence pour leur santé à eux, pour les marques que le temps et la guerre leur avaient laissées, à eux. Il aurait voulu refaire sa lettre, mais chacun n’avait droit qu’à une feuille de papier par correspondant. Le courrier était donc parti la veille tel quel. Une infirmière lui avait dit que la Poste était désorganisée, que tout, d’ailleurs, était désorganisé en ce moment, et que sa lettre mettrait peut-être plusieurs jours à parvenir à Bordeaux.

 

Iroquois.

(...)

« Là non plus, y a pas d’abri pour les voyageurs, la SNCF s’en tape… »

Comment qu’elle cause, Casquette ? Je rigolé. J’y dis qu’ ça n’a jamais existé, les abris ! D’où elle sort ça ? 

« Ah ben ça, on est bien dans le 9.3 alors ! » qu’elle me répond. On rigole.

- On est bon pour une petite crève demain», qu’e’ m’ dit en hochant drôlement la tête.

- Voyez, si vous aviez un couvre-chef, madame, vous auriez un p’tit peu moins froid ! »

- Ah ben, vous en avez du vocabulaire, vous, alors ! » qu’e’ dit d’un air amusé.

- Voyez ! »

On en est à s’ faire des ronds de jambe. Enfin j’ crois que c’est comme ça qu’on dit. Elle a le nez tout rouge. Moi j’ me mets à éternuer. E’ m’ file un mouchoir. J’ i dis merci. On est presque intimes, quoi. J’ai un cousin qu’habite dans son quartier, juste derrière chez elle, p’t êt’ qu’i’ la voit d’ sa fenêtre, ou qu’i’ la voit passer en tous cas. Faudra qu’ j’ lui d’mande, elle est facile à r’pérer : elle a des lunettes vertes comme Eva Joly et une coiffure à l’Iroquoise. Paraît qu’ les Iroquois, c’étaient des Indiens. C’est mon frère qui m’a dit ça. Un peu comme nous, quoi… Enfin elle et nous, alors.

(... Cette nouvelle comporte 5 pages)

 

Collaboration.

Je m’ennuie. J’astique autant que je peux, pourtant. J’y vais. Je frotte. Et vas-y, faut que ça brille. Je m’abrutis. Je transpire ; on ne dira pas que je tire au flan. Le beau miroir ciselé de madame Lebreton… Moi dedans : ma grosse tête toute rouge, ébouriffée, luisante, mes dents en avant. Mon front dégarni… Je n’ai pas gagné le gros lot, moi. Qui est-ce que je vais pouvoir intéresser, bientôt ? Trois heures le mercredi, rien pour le jeudi, ni pour le mardi, et deux heures seulement le lundi. Même pas de quoi m’acheter une mauvaise paire de chaussures à la fin de la semaine. Mais se faire houspiller par le père. Il ne m’ reproche pas mon pain, il n’ dit rien, mais i’ n’en pense pas moins, sinon ils ne seraient peut-être pas tous à me trouver en trop comme ça. Faut que j’ donne un coup de main à la mère ce soir, pour ses couronnes. « Où c’est qu’ t’étais-t-i’ encore fourrée à c’t’ heure ? » m’a-t-elle dit hier. C’est vrai qu’elle et Phonse avaient déjà enfilé des kilomètres de perles ; j’ suis arrivée à la fumée des cierges, j’ venais d’ chez les Talent, j’avais oublié l’heure… Enfin pour être honnête, je l’avais laissée passer, j’avais bien vu que le soleil baissait, et c’est p’t êt’ ça qu’ j’attendais d’ailleurs : j’aime tant quand madame Talent allume le lampadaire et la lampe de bureau. J’étais installée dans l’ fauteuil de monsieur Talent, elle m’avait donné des petits Lu et me laissait bouquiner. En ce moment, j’ lis Histoire d’un paysan[1] : c’est tellement beau. Ah la la, j’ ferais durer la soirée jusqu’à la fin de mon livre si plus tard j’habite une maison comme celle de madame Talent.

(...Cette nouvelle comporte deux pages)

 

 



[1] Roman d’Erckmann  et Chatrian

 

 

 



24/02/2015
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