le-soleil-et-la-lune

le-soleil-et-la-lune

Les Goisneau, extrait du chapitre 15. L'âme, vois-tu, c'est ça qui manquait...

 

 

« L’âme, tu vois, c’est ça qui manquait… », fait Rachel en exhibant une robe en velours finement côtelé, bleu roi, soigneusement pliée dans une malle.

« Elle avait des chaussures assorties…

-                     Ah oui ?

-                     Oui, tu  ne te souviens pas ?

-                     Non…

-                     Mais si ! Des chaussures bleues en agneau…

-                     … ?

-                     Des chaussures avec le bout ouvert, et un nœud dessus…

-                     … ? »

L’aînée n’a pas l’air de voir, c’est drôle ; la mémoire, pourtant, c’est elle.

« …Elle avait aussi un sac en agneau qui allait avec… », ajoute sa sœur.

« Comment faisait-elle pour trouver des accessoires de la même couleur ? », fait Rachel en tirant sur le tissu comme pour en vérifier la solidité, « Du 36… Au maximum…

-                     38-40, à l’époque… Tu ne crois pas qu’elle les avait achetés dans la même boutique ?

-                     Ça m’étonnerait… A Châteauroux… »

Camille sourit : sa sœur a toujours eu du dédain pour tout ce qui appartient à la région où elle a grandi et dont les sons l’ont bercée, si l’on peut dire, s’amuse la cadette car, dans cette région de l’Indre, dans les années 60, l’intonation la mieux partagée était celle, plus rude qu’aristocratique, des paysans. Mais les temps ont changé. Peut-être l’aînée des Goisneau ne veut-elle pas le savoir qui, malgré la détestation où elle tient l’atmosphère de son enfance, épouse pourtant l’horreur que madame Goisneau a toujours manifestée pour l’aspect et le langage, grossiers, des fermiers qui, dans sa jeunesse, l’entouraient. Alors, oui, le contraste était frappant entre les petits tailleurs, les talons aiguilles, les crans et la chevelure auburn de madame Goisneau et l’accoutrement des femmes. Mais depuis l’enfance des deux sœurs, l’écart s’est resserré entre les notables et les gens de la terre. Ça fait bien longtemps que, sur le marché, on ne voit plus de ces trognes rouges abîmées par la gnôle et les intempéries, de ces estomacs dilatés par l’alcool, de ces blouses grises informes des paysannes, de ces indéfrisables ratatinés révélant leur souci d’élégance…

«  Ou alors le bleu roi était à la mode cette année-là… », reprend Camille.

« Ah peut-être, c’est plutôt ça, parce que c’est plutôt une robe d’hiver, non ? 

- Hmm… », marmonne Camille. « Les chaussures à bouts ouverts, par contre… »

Rachel a fourré la robe en boule, comme un chiffon, dans le couvercle de la malle, négligeant manifestement les égards qu’auraient mérités la qualité du tissu et de la coupe. Camille sait qu’en froissant le velours, sa sœur enrage contre l’extrême souci de soi qu’a toujours eu leur mère. Rien n’était assez beau ni pour elle, ni pour les siens, qu’elle habillait, coiffait, gantait comme des faire-valoir et à qui elle imposait l’inconfort des canons de l’élégance féminine et la dictature du soin à apporter aux tissus délicats. A bientôt soixante ans, Rachel a toujours ces gestes agacés, ces intonations irritées, cette nervosité ; des réponses animales, des coups de griffes, des morsures, en miroir de sa mère. Agenouillée devant les pyramides de boites à chaussures, « Petites chaussures en agneau bleu ? », Camille chantonne comme si elle appelait un chat qui se cache.

« On aimait bien jouer avec, Solange et moi… » 

Et, ouvrant les boites les unes après les autres :

«On se tordait les chevilles et on se demandait bien comment on pouvait marcher avec des talons pareils… Mais ce petit nœud… Ce cuir tendre noué en souplesse…».

Elle s’arrête et se retourne vers Rachel qui, absorbée par la malle, lui tourne le dos.

« Elles devraient être là ? », fait-elle d’un ton désemparé.

L’aînée soulève des vêtements, les déplie, les évalue, plonge et replonge la main dans la malle, mais ne lui répond pas. L’inventaire du coffre est presque fini, elle en est à la dernière couche. Ses gestes, soudain, sont nerveux, précipités.

« Ma robe de mariée…», fait-elle,  agacée. « Elle doit être par-là ? ».

Et, se tournant vers sa sœur : 

« Elle n’est pas dans la penderie ? 

- Hum… Non. », répond Camille après avoir levé les yeux sur les vêtements suspendus. « Elle l’avait peut-être donnée…?

-                     Elle ne l’a pas brûlée au moins ? »

Les deux sœurs, consternées, se taisent. L’inclination de leur mère pour le feu… Le feu avide dévorant le classeur de recettes manuscrites où, à l’adolescence, ses filles puisaient leur inspiration pâtissière. Le feu destructeur, le feu du Diable, engouffrant les lettres d’amour de leur père, perdues corps et biens sous leurs yeux… Madame Goisneau n’a peut-être pas plus conservé la robe de mariée de Rachel qu’elle ne s’était pas donné la peine, le jour du mariage, de souhaiter bon vent à sa fille…

« Pffftt ! », avait-elle dû chuinter et, du geste vif et décidé où se manifestait toute l’indifférence qu’elle avait pour les protestations d’attachement, elle avait jeté la robe au feu, puis tourné les talons comme elle aurait dit « Bon débarras ! ». Elle avait le dépit destructeur, et ses « pffftt ! » de mépris ou de dénégation accompagnaient le bruit des portes qu’elle claquait pour congédier un importun, le claquement mat du combiné qu’elle raccrochait au nez de ses interlocuteurs, les vives virevoltes qu’elle effectuait pour leur tourner le dos, coupant court à une conversation. Et bien sûr il y avait ses autodafés. Comme un enfant colérique jette ses jouets quand on l’a contrarié, madame Goisneau jetait au feu les objets auxquels les autres tenaient. « Ah, nom de nom !  Ils ne les auront pas ! ». Pourtant, elle avait suffisamment hésité à brûler les photos de famille pour que Camille ait le temps de les sauver.

« Je préfère les brûler puisque ça n’intéresse personne ! », enrageait madame Goisneau, « Si elle n’est même pas capable de venir la chercher ! ».  Car madame Goisneau était très à cheval sur le protocole et la préséance.

Camille a démoli les pyramides de boites à chaussures qu’elle a empilées autour d’elle comme autant de fragiles gratte-ciels.

« Je ne les trouve pas. C’est bizarre. », marmonne-t-elle en s’accrochant, pour se relever, aux montants de la penderie branlante. 

« Pas plus bizarre que de ne pas retrouver ma robe de mariée...

-                     Qu’est-ce qu’elle a bien pu en faire… ?

-                     Les brûler. Cherche pas.

-                     Non : on ne pouvait-pas-les-mettre… », commente la cadette et, articulant comme si elle parlait à un sourd, en tous cas à une qui n’entendrait pas : « Se les a-ppro-pri-er…

-                     Tu as raison, mais ma robe de mariée non plus,», ajoute Rachel vivement, « je ne pourrais plus la mettre… 

-                     Non, c’est vrai… Au fond, ce sont les souvenirs qu’elle brûlait… Tout ce qui pouvait encore faire palpiter le cœur de quelqu’un…

-                     En même temps,», conclut brusquement Rachel qui, essayant de faire rentrer dans la malle les vêtements qu’elle n’a pas repliés, force sur le couvercle, « on ne peut pas tout garder ! ».

Puis, jetant un regard panoramique sur le grenier :

« C’est vide tout de même ? Non ?

-                      C’est vide. », confirme Camille en se retournant.  « Elle a mis des choses à la déchetterie ces dernières années, ou même donné au secours populaire… Ou à Monique.

-                     Monique ?

-                     Monique Altier.

-                     Monique Altier… ?

-                     Monique ! De Beaumont !

-                     Ah, Monique Altier ?

-                     Oui, elles se voyaient. Monique l’emmenait aux concerts de sa fanfare.

-                     Ah ?

-                     Oui, elle joue du saxo.

-                     Ah ?

-                     Elle a appris toute seule, en deux temps, trois mouvements, paraît-il.

-                     Tant mieux pour elle… Alors elle, Monique, elle avait le droit d’hériter ?

-                     D’hériter, je ne sais pas, mais de recevoir des cadeaux. Pas énormes, mais quand même, pour maman…

-                     Qu’est-ce qu’elle lui a donné ?

-                     Une grande marmite noire, tu sais ? Pour mettre des fleurs. Une suspension… Un quinquet aussi… Des trucs pour décorer sa maison.

-                     Un quinquet ?

-                     Oui tu sais, ces lampes de chef de gare ?... En cuivre. Ou en laiton peut-être... 

-                     Ah tout de même… », opine Rachel, branlant lentement du bonnet.

« Papa les récupérait à droite et à gauche, il aimait bien ces vieux objets.

-                     Alors elle était proche de cette fille… ?», poursuit Rachel, songeuse.

« Oui. Elle lui trouvait plein de talents…

-                     Pour une fois qu’elle trouvait du talent à quelqu’un…

-                     Des talents manuels... Du sens pratique. De la débrouillardise… Du courage physique… Du caractère… Et de la bonne humeur. Elle disait que c’était une fille formidable.

-                     Pourtant, si je me souviens bien, quand elle était gamine, elle n’était guère plus aimable que moi,

-                     Rugueuse, oui… Disons qu’elle ne se laissait pas faire.

-                     Mais si ç’avait été sa fille…

-                     Je ne sais pas… », fait Camille en haussant les sourcils et en pinçant les lèvres, « Combats de coqs tous les jours ? Prises de bec… ? Oui. Elles se seraient volé dans les plumes… Faut entendre comment Monique parlait de sa propre mère, devant elle…

-                     Madame Altier ? Elle est encore vivante ?

-                     Oui. Un peu invalide depuis des années. Monique s’occupe d’elle, l’emmène à l’hôpital, partout, lui fait ses courses, sa cuisine… Et la rabroue… Elle lui fait sans doute payer le prix de sa présence permanente... Peut-être bien. En tous cas, faire à maman la moitié des réflexions que Monique fait à madame Altier, et c’était un crime de lèse-majesté.

-                     Maman aurait eu le dessus. Elle l’aurait matée. Elle a maté tout le monde, non ? », demande Rachel d’un ton qui n’entend pas de contestation.

" Oui… Tu te souviens de la gifle magistrale qu’elle avait reçue avant le certificat ? », fait Camille d’un ton neutre, comme à peine concerné.

« Ah oui ! », se remémore soudain Rachel, « Et elle est venue l’en remercier quelques jours après ! »,

-                     Comme un boxeur après le match… Qui serre la main de l’adversaire.

-                     Tu crois qu’elle a éduqué ses enfants comme ça ?

-                     Qui ? Monique ? Ah, je ne sais pas… Je sais qu’elle prend des petits chiens réputés difficiles à dresser, et qu’elle arrive à s’en faire obéir. Sans céder, dit-elle, mais sans les battre... Les petits chiens rétifs l’attendrissent.

-                     Bon… Enfin, elle n’a pas hérité ma robe de mariée ?

-                     Non. Ça non. Elle n’en aurait rien fait…

-                     Quoique, en taillant dedans… Des vêtements de poupée… Non ? », fait Rachel d’un ton amer.

« Non… Bon… On continue ?

-                     Ben, on continue quoi ? Il n’y a plus rien ici. », fait Rachel qui, découragée, souffle en gonflant les joues.

 

Autour d’elles, le grenier n’a plus rien à cacher. Philippe Goisneau y a autrefois installé un linoléum. Madame Goisneau a demandé à Cécile Toussaint d’y mettre de l’ordre. Le manteau de cuir de son gendre, le lampadaire et le landau des années 70, les vêtements de bébé, les appareils ménagers démodés, tout ce que sa fille aînée a stocké là un temps, elle s’en est débarrassée, ça l’encombrait. Elle n’a gardé, dans des penderies en plastique, que ses vêtements et, dans leurs boites, ses chaussures.

 « Et la layette des enfants ? », se remémore soudain Rachel, «Qu’est-ce qu’elle en a fait ?

-                     Ah. Ça l’encombrait…

-                     C’est trop fort. Avec toute la place qu’il y a ici. Je l’aurais bien ressortie pour les filles.

-                     Ben… Trop tard.

-                     Elle n’a pas pu attendre qu’elles aient elles-mêmes des bébés…

-                     Envahie par les choses dont tu ne voulais plus…

-                     Ça leur aurait fait plaisir de retrouver leurs petites affaires…

-                     Oui, leur faire plaisir ?... Pourquoi ?

-                     Ah, ben en effet, pourquoi ? Parce que c’étaient ses petites filles, par exemple ? »

Camille ne répond pas. Madame Goisneau ne comprenait pas que ses petites filles ne pensent pas à lui faire plaisir, à elle. Et elle rendait, coup pour coup. Une ligne de conduite. Les égards, les visites, le temps, la soumission, c’était à elle qu’on les devait ; on était payé par son énergie, par l’intérêt de ce qu’elle racontait.

« Oui… Bon. Alors, qu’est-ce qui reste ici, à part ses robes et ses chaussures… », ajoute Rachel en grimaçant. « Sauf ses petites chaussures en agneau, d’accord… 

-                     Rien. Elle a fait place nette. »

 

 



09/09/2019
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 152 autres membres