La Faute à Voltaire, extrait : l'embauche de la Saint Jean
(...)
On passe. On passe encore, jusqu’au régisseur de la Motte. Il jette un coup d’œil à mes deux gars, puis me regarde dans les yeux.
« J’ai du bois à abattre. T’es capable ? »
Je lui montre ma paume, ma main morte. Ma main de pierre, avec ces doigts raidis tournés vers le poignet, éternellement crochue. Ma main de mendiant.
« Eclat d’obus ?
- Balle.
- Et t’es droitier…. Et eux, pour le bois ?
- I’ peuvent. I’ sont solides.
- Qu’est-ce que tu peux faire ?
- Faucher. Manier la fourche. Rentrer le foin. M’occuper des bêtes… Celui-là aussi, il est doué pour ça. J’ peux conduire le tracteur.
- Ca va. Cinq francs par jour pour vous trois.
- Combien de temps ?
- La moisson pour vous trois, le bois pour tes gars, les bêtes pour toi, et les pommes. Y a du travail pour quatre mois, pas plus.
- Ca ira. Merci bien.
- J’ t’ai déjà vu, non ? T’es pas d’ici ?
- Si, enfin… depuis peu. J’ viens de Pré.
- Ah ! C’est ça, ben j’ connais ton père.
- Ah, ben, de quand ?
- Il achète des ch’vaux, non ?
- Ah ben s’il ach’tait des ch’vaux, je n’ s’rais pas ici. On n’a pas besoin d’ ses deux mains pour ach’ter des ch’vaux.
- Ah. Ben t’es pas l’ fils de Félix Baron, don’ ?
- Non. Son fils, il est mort à la guerre. J’ suis l’ fils de Julien Botté.
- Ah. J’ croyais. Bon, b’en tu t’ présentes lundi à la Motte, tu sais où c’est ?
- A Madré, non ?
- Saint Patrice du Désert, oui, sur la route de Couptrain. Faudra vous coucher ?
- Ben oui, on est de Saint Hilaire le Gérard…
- Si t’es point trop difficile. J’ vous couche au d’ssus d’ la grange. Point tout seuls. Vous s’rez huit. Point d’ chandelle, hein ? T’y veilleras ?»
René me tire par la manche et bougonne :
« On n’ pourra pas rentrer à la maison ?
- Y a une bonne trentaine de kilomètres, mon gars, rends-toi compte.
- Maman va rester toute seule pendant tout ce temps ?
- Non, elle va r’venir chez sa soeur avec le p’tiot.
- Allez, j’ai mon compte », dit le régisseur en refermant son cahier d’écolier, « J’ paie la tournée, pour commencer ! V’ nez les gars.»
Il nous précède au café de la mairie, pousse de l’épaule la porte qui accroche, et s’approche du comptoir pour commander. Il ne braille pas. A peine y a-t-il deux têtes à se tourner vers lui, deux témoins de sa générosité. J’enregistre ; ça et les cinq francs.
« Tu n’en compte pas huit hein ? », me dit-il en me voyant perplexe.
- Non.
- Tu sais compter ?
- Oui.
- Même plus ?
- Oui.
- Hm... J’ai déjà deux gars à l’année. Un ancien, qu’ mon père a embauché à la fin d’ la guerre, et un jeune gars qu’ a perdu tous ses parents d’ la fièvre espagnole quand il était tout gamin, et qui s’en est tiré. Il a été placé chez nous par l’assistance publique. On l’a gardé.
- Comment j’ dois vous appeler ?
- Macé, Jules Macé. »
(...)
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