le-soleil-et-la-lune

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Corps à corps ou Dans leurs bras.

 A.

Je ne l’ai pas vu s’approcher mais il est là, face à moi, pas trop près pourtant. Ses sourcils se sont furtivement levés ; moi, j’ai eu un regard interrogatif et lui, un hochement de tête. Alors avec ces talons qui me grandissent de sept centimètres, je me suis plantée devant lui, un sourire aux lèvres. Consentement. Il est un peu plus grand que moi, à peine, mais tout de même, car moi je suis sur la pointe des pieds. 

Je l’ai déjà remarqué, ici, ailleurs aussi, sans doute. C’est un homme aux cheveux poivre et sel, sans façons, sans affectation, dans un polo sombre de bonne qualité. Je ne sais pas lui donner d’âge. Il observe, comme certains danseurs expérimentés qui choisissent avec soin les partenaires qu’il leur plairait de faire tanguer, mais il n’a pas cet air guindé de grand seigneur qui daigne vous offrir une danse, cette raideur de certains danseurs de tango qui redressent manifestement le torse, baissent les épaules et se poussent du col pour convoquer les femmes à se nicher entre leurs bras, au creux de leur épaule, contre leur joue.  Il a une allure souple et décidée, une solidité rassurante et, sur le visage, quelque chose de sobre et de réservé. Au lieu des chaussures de cuir fin où se ruinent tous ceux qui veulent entrer dans le cercle fermé des initiés, il a même, peut-être, des mocassins. La démarche d’Indien, c’est pour ça…

Il a tendu le bras gauche, a ouvert sa main, et j’y ai posé la mienne, moite, parce que j’avais beaucoup dansé déjà. J’ai senti sa paume, sèche et chaude. Il a refermé ses doigts sur les miens comme on enferme un oiseau, pour ne pas l’effaroucher. Le col de son polo était resté relevé,  j’ai eu envie de le lui replier, mais nous n’étions pas assez familiers. Il a passé son bras libre derrière mon dos et, d’une légère pression, m’a rapprochée. L’enlacement, tout de suite. Pas de mise en scène. Pas de manières. La posture. Rien à rectifier. Rien à corriger. J’ai soulevé mon bras gauche, pour ne pas gêner ses mouvements, et placé ma main entre ses omoplates. Je me suis calée contre lui. Lui contre moi. Plaqués. Ajustés. Je sens sa poitrine, sans doute il sent la mienne. Ça ne me gêne plus, je n’y pense plus depuis longtemps, c’est devenu naturel, et dans le creux de sa joue, je pose mon front. Depuis quelque temps, je porte un bandeau qui m’épargne à la fois l’impression désagréable des épidermes poisseux dégoulinant de sueur et l’allure de chat échaudé que donnent les cheveux qui, quand ils sont mouillés, restent plaqués contre la peau. Ça ne le gêne pas ?

« Non, non. », répond-t-il.

Il sent bon. Discrètement bon. Pas de bruyante odeur de ces after-shave, déodorants ou eaux de toilette dont d’autres s’aspergent sans mesure. Juste une odeur de propreté, de lessive fraîche.

Il part, décidé, précis ; je ne puis résister à cet élan qu’il imprime, il m’entraîne. Suivre la mesure, se laisser emporter, ne décider de rien, se laisser faire, acquiescer. Pourtant, sur ce rythme rapide, il prend soin de moi. Son allure est si alerte que nous nous tenons maintenant fermement, sa main à lui dans mon dos, ma main à moi entre ses omoplates, collant son buste au mien, pour nous étayer l’un à l’autre, pour ne faire qu’un. Sous ma paume, quand il bouge, je sens ses muscles. Parfois, pour une figure qui requiert un peu d’aisance, ma main glisse en travers, de son dos jusqu’à son épaule, jusqu’à son biceps, volontiers. Je trébuche. Il bute contre mon orteil. Ou l’inverse. J’entends sa voix pour la première fois, son accent, étranger, latin pourtant… Ces mots qu’il dit précipitamment pour me rassurer, « Pardon, pardon, c’est de ma faute ! », pendant que, dans une caresse comme celle dont on réconforte les enfants, sa main va et vient rapidement dans mon dos. Excusé, il l’est, s’il devait l’être. Quelque chose en moi s’est attendri. Que ça continue, que ça recommence… Je me réinstalle dans ses bras. Le bien-être se prolonge. Un temps fort. Nous repartons. Pas le choix, sauf à rompre l’harmonie ; je ne connais pas sa partie, mais je devine le moindre de ses mouvements, je sens ses intentions, j’anticipe peut-être, il ne faut pas, mais un peu tout de même, sur un rythme aussi vif. Il fait le chant et moi le contre-chant. Entendre la musique, écouter battre le cœur de l’autre, et se fier à lui, quel tango si l’on n’a pas confiance ? Trois morceaux plus tard, nous nous écartons. Je le regarde un instant dans les yeux.

« C’était un plaisir, merci ! »

Lui aussi est content, me dit-il, d’avoir été compris dans toutes ses demandes. Nous faisons assaut de politesses.

« Ah ? Mais vous guidez très clairement. Vous avez une façon déterminée,  décidée, et j’aime beaucoup ça.

-          Ah ? Merci… »

 

Depuis, quand nous nous retrouvons sur une piste de danse, il approche et m’invite.

« Vous dansez ? »

Je me lève, je lui demande comme il va, je l’embrasse et le tutoie. Une permission que je m’accorde. Lui me vouvoie. Il est trop réservé, trop secret peut-être, pour qu’une conversation s’engage autrement qu’entre nos corps.



11/11/2017
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