le-soleil-et-la-lune

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Des gens comme nous.


 

 

Des gens comme nous.

 

 

Il a laissé la télévision allumée, oh pas très fort, parce que l’émission du dimanche, le diaporama, les confidences de l’invité, les amis resurgis de l’oubli, c’est toujours un peu la même chose, mais ça lui tient compagnie pendant qu’il repasse. Il se concentre sur les poignets de sa chemise. Un long silence lui fait lever les yeux : c’est le moment de la surprise, les rideaux rouges vont s’écarter, mais il a le temps de parfaire le défroissage des petites fronces. Les imperfections à cet endroit, ça trahit l’amateur. Pas son genre, le repassage à la va-vite. Il s’applique, mais une longue plainte gutturale ramène son regard vers l’écran. Le cri déchirant repart de plus belle, accompagné d’une sorte de martèlement qui, d’abord léger, enfle de plus en plus. Ces coups mats, qui sonnent creux ? Quelqu’un frappe dans ses mains bien sûr, et tape des pieds sur un parquet. Il ne repère pas tout de suite la silhouette dont la robe rouge se fond dans les rideaux de la scène mais la tâche claire des mains attire son attention ; des doigts potelés se replient nerveusement sur des castagnettes qu’il ne distingue pas ; le bruit de claquettes redouble ; le piétinement s’accélère et, tête haute et menton insolent, une femme plantureuse, levant devant elle ses bras ronds, se dégage des tentures… Ses cheveux, incroyablement noirs, plantés bas, sont tirés en un lourd chignon. Au-dessus de son nez fortement busqué, des sourcils charbonneux qu’elle fronce sévèrement se rejoignent presque. Elle tape impérieusement du pied, entrechoque ses castagnettes au rythme de ses coups de menton, et avance au milieu de la scène. Puis, avec cette façon guindée de baisser la tête en gardant la nuque tendue, le regard en dessous, équivoque, butée, elle affronte le public. Elle affronte Valentin. L’œil farouche, elle le fixe intensément, et il pose son fer à repasser. Faisant voler sa jupe comme on donne un soufflet, la femme se détourne brusquement, puis revient. Ses coups de tête ébranlent sa chevelure épaisse. Une mèche échappée de son chignon barre sa bouche, enduite d’un rouge si vif qu’elle semble saigner. Valentin débranche son fer. Sans quitter des yeux la danseuse, il s’avance à l’aveuglette vers le canapé, y pose le bout des fesses et, s’accoudant sur ses genoux, se penche en avant, comme aspiré par  l’écran. C’est inhabituel, le flamenco, en cette période de l’année. Pendant les fêtes, il y a toujours des retransmissions du bal de Vienne et un ballet classique.

Un homme tout en gris surgit alors sur le plateau où, dans les voiles de ses jupes flamboyantes, la femme tempête, enrage, tambourine furieusement des pieds et referme sèchement ses mains sur les mâchoires de ses castagnettes. Lui, gainé dans un pantalon collant qui ne cache rien de son anatomie, la taille serrée dans une large ceinture, avance lentement. Il bombe le torse et son boléro moulant souligne sa cambrure. Son regard indifférent tombe sur la femme en rouge qui se détourne et, hautaine, feint de s’éloigner. L’homme joint brusquement les pieds, claquant des talons comme un soldat au garde-à-vous, et s’immobilise ; puis, dans un geste de mépris et à la fois de défi, il arrondit les bras. Lentement, dédaigneusement, la tête de la femme pivote, puis entraîne le buste qui, comme à regret, fait à son tour virer le ventre ; s’enroulant dans une spirale paresseuse, les volumineux volants semblent enfin, sans plus de résistance, emporter des jambes. Et c’est l’affrontement. L’air buté d’un taureau qui charge, la femme se sert de ses jupes comme d’une muleta ; lui, cambré, attend sans ciller et lève les bras comme pour planter des banderilles dans le dos d’un taureau mais, impatient, nerveux, frénétiquement il se remet à taper du pied. Elle, renchérit aussitôt. Fasciné, Valentin retient son souffle.

Sur l’écran, l’homme et la femme continuent à se provoquer ; ils se défient, feignent de s’ignorer, s’éloignent ostensiblement et reviennent se toiser, se détournent, s’observent du coin de l’œil, par-dessus l’épaule, et virevoltent brusquement, le regard noir, menaçant, pour fondre sur l’autre et s’en détourner aussitôt, haussant l’épaule, la paupière dédaigneuse, dix fois, douze fois, avant de disparaitre de la scène. Alors, pendant qu’on les applaudit, Drücker les invite à rejoindre ses invités et commence à les interviewer.

Laborieusement, Valentin se lève et retourne à son repassage. Il n’écoute plus, il est engourdi, il s’absorbe dans son souci de perfection lingère. Bientôt, il a fini, enfile la chemise sur un cintre, vérifie le tombé impeccable, se félicite de l’odeur du nouvel adoucissant et emporte dans sa chambre chemises, taies d’oreillers, teeshirts et pyjamas fraîchement pliés. Il a gardé de ses parents une armoire à glace acquise dans les années 70 et où, fidèle aux habitudes de sa mère, il continue à ranger le linge en piles impeccables, linge de corps porte de gauche, linge de lit porte du milieu. Il donne un tour de clé, point final à sa principale occupation du dimanche. Alors  il se voit, en pied dans le miroir. Sa chemise est un peu tendue sur son ventre. Il passe la main sur son estomac ; elle glisse vers la couche de graisse qui barde ses côtes. Il s’est empâté, il a forci, comme disait sa grand-mère. Il ne le découvre pas aujourd’hui : il mange trop, il ne bouge pas assez. Pourtant, les pubs qui incitent à manger avertissent les gens, mangez-bougez

Tu devrais prendre un chien lui a, mine de rien, suggéré tante Yvette qui a horreur du gras, ça te tiendrait compagnie, et puis ça t’obligerait à sortir tous les jours. Il a beau être d’une belle taille et avoir hérité d’yeux d’un bleu de porcelaine qui retiennent l’attention, il n’a rien fait pour conserver son corps en état de… Il n’ose pas parler de plaire : à part l’agréable étonnement que lui a parfois valu la couleur de ses yeux, leur transparence a vite découragé ses admiratrices qui déjà, dans l’enfance, devaient préférer les poupées qui parlent à ces fragiles et muettes poupées décoratives aux yeux grands ouverts, mais où l’on cherche vainement l’éclat de la vie ; l’âme.

Fugace, l’intérêt que les autres ont jamais eu pour lui. Fugace. Alors, soudain, il fronce les sourcils, baisse la tête, rentre le menton, puis le ventre, se cambre, lève les bras en arc de cercle et, se tournant légèrement, vérifie son image dans la glace. Un clown. Un clown triste. Il vire un peu. Avec une large ceinture rouge peut-être ? Il y a, dans les affaires de son grand-père, qu’il n’a pas encore jetées, une ceinture de flanelle. Il la cherche, met la main dessus, -bien sûr, personne ne vient jamais déranger son bel ordre-, et entreprend de s’en bander le ventre. Faire tenir l’extrémité sous les tours précédents, ce n’est pas si facile, tout se déroule, il faut des épingles de nourrice. Il file à la boite à ouvrage de sa mère et se plante à nouveau devant l’armoire à glace. Il recommence, attache fébrilement les trois couches de bande. Désastreux. Son profil dans la glace est désastreux. Défaire, bloquer sa respiration, serrer plus. Mieux, mais loin du compte. La taille, ça pourrait aller, mais le pantalon fait des plis, tombe mal... C’est les fesses ? Il a les fesses plates, c’est ça ? Y a du chemin, marmonne-t-il, y a du chemin pour ressembler au farouche hidalgo de tout à l’heure… Les chaussures, ça ne va pas : changer ses mocassins pour ses chaussures de cérémonie… Cérémonie ? Quand a-t-il entendu ce mot pour la dernière fois ? … Aux pompes funèbres, par quelqu’un qu’on appelait maître de cérémonie… Ou à la télé, pour honorer les morts de la famille royale, les stars, les hommes politiques, les victimes d’attentats… Pour le décès de sa mère, il avait ciré ses chaussures. Elles étaient neuves, il était allé les acheter pour l’occasion… Il fallait les protéger d’une pluie éventuelle qui les aurait abîmées, son père avait toujours insisté là-dessus. Il a là-dessus une éducation irréprochable. Il ne sort jamais sans avoir donné un coup de brosse à ses chaussures. Les noires, bien cirées, bourrées de papier, couchées dans leur boite d’origine, le serrent un peu. Pas assez portées. Pas assez d’occasions, justement. Il va les mettre sur des embauchoirs et les assouplir.

Dans la glace, il se regarde se mettre au garde-à-vous, claquer des talons. Il imagine qu’on fait comme ça ; il n’a pas fait de service militaire. De profil, qu’est-ce que ça donne ? Le ventre. Les fesses. Evidemment… Désobligeant… Taper des pieds, trépigner, enfin il essaie… C’est mou, c’est bien trop lent. Recommencer, s’appliquer. Comment faut-il faire ? Il ne tient pas la distance. Il y a une technique sans doute ? Il se détourne de la glace et de son reflet, gagne son bureau, s’installe et se connecte … Ce qu’il voudrait voir, c’est un homme qui danse, comme tout à l’heure…

Les bases du flamenco, voilà. Une jeune femme, une jolie jeune femme… Les principes de la danse. Le rythme… Le marquage des temps… Le port des bras... Les bras et les mains. Les mains… Comme dans les danses indiennes, on dirait ? Il change de vidéo. Sur l’écran de son ordinateur s’affichent un forgeron édenté, des Gitans dans leur vie quotidienne, une paysanne dans une tenue qui tient plus du pyjama que du costume de scène ; pas grand-chose à voir avec  les tenues d’apparat des superbes danseurs de la télévision... Une voix off commente : le travail qu’il fallait rythmer, rendre plus supportable, l’effort du forgeron, du mineur, du paysan, qu’il fallait soutenir, les gens qu’il fallait consoler aussi, ou les enfants dont on accompagnait les jeux… Dureté de la vie, âpreté du chant. Ah oui ?, s’étonne Valentin  à haute voix, mais ce n’est pas ce qu’il cherchait. Non, juste la danse. Là-dessus, il y a pourtant des images à foison.

De vidéo en vidéo, Valentin découvre, prête attention aux mouvements, aux gestes, aux postures, décompose, remarque, et se met à imiter ; poser le pied comme un danseur, taper dans ses mains en rythme : il s’essaie au flamenco. Le temps passe, il est tard, il a faim. D’habitude à cette heure il a depuis longtemps fait la vaisselle et tout rangé. Il commande une pizza, parce qu’il ne cuisine jamais, même des pâtes. La popote, c’était l’apanage de son père. Trente ans après sa mort, il le lui laisse… Son père en bras de chemise, à la pluche, aux fourneaux, pérorant sur la nécessité de l’ordre en cuisine, sur la qualité des ingrédients ou l’importance de la précision dans les quantités, ou les durées… S’il avait pu détacher la préparation des repas de ces souvenirs… Il n’a jamais pu. Alors pizza, -quatre fromages de préférence-, couscous-méchoui, -c’est son préféré-, lasagnes, moussaka : il se fait livrer. Certainement ça ne l’a pas aidé à garder la ligne, c’est plein de gras tout ça. Ce soir d’ailleurs, il a des scrupules, il ne mange pas tout, il en laisse ; la pâte n’est pas trop cuite, il pourra la remettre au four, ça fera l’affaire pour le repas de demain soir. Est-ce qu’il avait même vraiment faim pour une demi-pizza ? Il faudrait qu’il s’habitue à se poser la question avant de tout dévorer. Il a toujours considéré qu’on savait mieux que lui, pour la taille des portions comme pour les choix de vie, alors il mange ce qu’on lui sert, toute la pizza, toute la choucroute, tous les spaghettis. Mais ce soir, essayant d’évaluer, entre ses doigts, l’épaisseur de la barde qui enrobe sa taille, il décide qu’au lieu d’accumuler des réserves, il gardera des restes ; il réchauffera ; et ménagera ses provisions. Ça lui fera faire des économies. D’une pierre deux coups. L’idée l’excite trop pour qu’il s’endorme tranquillement, comme d’habitude. Dans la vie de Valentin, les décisions sont trop rares pour ne pas le bouleverser. Ou bien c’est à cause de ça, parce que les décisions sont dérangeantes, qu’il a toujours pris garde à ne pas en prendre, à ne rien changer. A la recherche du sommeil, il compte les moutons, à son rythme, économe : à chaque coucher, pour lui, un mouton se détache du troupeau et saute du présent dans le passé. Les trois-quarts de son troupeau se sont déjà fracassés dans l’abime des jours révolus.

 

  ***

 

       Le mardi il fit ses courses, Schweppes, Roquefort, Comté, céleri rémoulade, couscous, quiche lorraine, tartiflette, qu’à la réflexion il reposa dans le rayon, à regret ; le mercredi il commanda automatiquement ses plats préparés pour le weekend, blanquette à la crème, endives au jambon… Puis il pensa à son image, dans le miroir ; il ne suffirait pas de diminuer la taille des portions qu’il dévorait, il faudrait se déshabituer de tous ces aliments si appétissants, de tous ces gratins au fromage, moelleux, fondants, parfumés, qu’il aimait tant. Il avait toujours aimé ça. L’idée le frappa, et le troubla, de cette crème dont son père, en bon Normand, agrémentait la plupart de ses plats et qui rendait les sauces si onctueuses. Pourtant, le souvenir de son père l’écœurait. Son onctuosité, justement, son aptitude à la flatterie, l’humidité qu’il avait toujours aux lèvres, et parfois aux yeux, et cet air ravi qui maquillait si bien sa tyrannie domestique. A haute voix, il répéta : tyrannie puis, ronchonnant, il déroula la liste des vétos que son père leur avait obstinément opposés à sa mère, à lui, de tout ce qu’il les avait empêchés de faire. Ne pas agrandir la famille. Ne pas déménager. Ne pas aller en vacances ailleurs qu’à Mimizan. Ne pas changer de restaurant pour le déjeuner dominical. C’était ça: à toute chose, son père ne voyait que les inconvénients, les obstacles, le risque, le danger. Heureusement, croyait-il sans doute, il était là pour protéger son fils de la vie et de ses surprises. Les mauvaises, et les bonnes : gamin, Valentin n’aurait pas imaginé tout seul tous les chausse-trappes et pièges dissimulés derrière chacune des portes qu’il fallait pourtant pousser si l’on voulait grandir.

       Dès lors que Valentin eut associé l’onctuosité de la crème aux manières obséquieuses de son père, dans les allées du supermarché, entre les blanquettes si tentantes, les rognons de veau, les poulardes, les escalopes aux champignons et son panier, s’interposa le visage congestionné d’Armand ; lui servant de repoussoir, l’image répugnante figeait son geste prêt à prendre, suspendait son désir. Valentin se persuada que ses plats favoris promettaient des délices aussi trompeurs que la gentillesse dégoulinante dont son père, en public, faisait preuve et, l’air blasé, se mit à reposer dans les rayons ces plats dont cette crème d’homme lui avait légué le goût.

       Tout le gras qu’il avait accumulé autour de la taille ne fondait pas volontiers. Il allait falloir tenir dans la durée, des mois et des mois peut-être, sans résultat garanti. De temps en temps, Valentin évaluait à pleines mains l’épaisseur de ces bourrelets qu’en ricanant ses collègues appelaient des poignées d’amour. Lui, n’avait jamais eu l’occasion d’expérimenter cet usage. S’il déstockait, ça n’était pas manifeste dans le miroir de l’armoire à glace. Parfois, il renonçait, entrait dans un restaurant qui affichait cuisine traditionnelle et commandait une tête de veau sauce gribiche, ou des ris de veau à la crème. Il se régalait, et prenait la mesure du défi qu’il s’était donné sans que personne ne l’y oblige, ne le lui demande, ne le désire. Puis il se reprenait, car dans sa rétine restait imprimée l’image du danseur dans le spectacle du nouvel an à la télévision et celle de son propre profil dans l’armoire à glace.

 

Et puis un jour qu’il venait de faire ses courses, encombré, il s’assit sur un banc du centre-ville pour poser ses paquets. Au fond, l’endroit était agréable avec ses tilleuls... Il décida d’y lire son journal. Pendant ce temps, des gens ne cessaient d’entrer dans le bâtiment qui lui faisait face. Il remarqua la forte poitrine et le postérieur imposant de deux femmes robustes aux tignasses d’un noir que sa mère, il s’en souvient, appelait aile de corbeau, le front immense d’une petite femme toute menue, peut-être Malgache, une petite brune un peu androgyne et deux hommes qui semblaient avoir résisté à la mode des sweats, des capuches et des baskets. Des gens de caractère, imagina-t-il, car les bruns lui avaient toujours parus plus virils et affirmés que lui, qui se demandait si son caractère n’avait été délavé et décoloré en même temps que son teint pâlot et ses cheveux ternes.

Il se levait pour partir quand une femme, qui se dirigeait elle-aussi vers le bâtiment, obliqua soudain vers lui. Il fronça les sourcils.

-        Vous ne me remettez pas, je vois, dit-elle en prenant

les devants : Viviane Masson, médecin du travail chez Matra… Oui ? »

Valentin rougit et tâcha de bredouiller un si qui ne voulut pas sortir.

Le docteur Masson était une femme chaleureuse qui, chaque année, l’avait écouté patiemment, interrogé sur sa vie privée, et convaincu d’utiliser ses droits à la formation professionnelle pour tâcher de s’affirmer un peu. D’avancer, avait-elle dit. Il s’était ainsi inscrit à un stage de communication interpersonnelle ; l’année suivante, à un autre, d’affirmation de soi. Il n’avait pas appris grand-chose : qu’il ne sache pas dire ce qu’il ressentait n’était pas une surprise pour lui, et les recommandations du formateur pour soutenir une position différente de ses interlocuteurs, voire pour refuser quoi que ce soit, lui avaient semblé bien artificielles : lui se sentait toujours illégitime quand il s’agissait  d’exprimer des opinions différentes des autres, et puis il avait peur d’oublier où il voulait en venir, d’être pris en flagrant délit d’incapacité, bref d’être ridicule, d’avoir honte.

Alors, demandait le docteur Masson, ce stage ? »

Il donnait son avis.

Même en vous exerçant ? Sur des petites choses d’abord ?, insistait-elle.

Elle lui avait proposé d’y aller progressivement,  d’essayer  de résister aux vendeurs, dans les magasins, puis d’exprimer son avis devant ses collègues de bureau et, en même temps qu’il assumait ce qui ne lui plaisait pas, d’oser faire ce dont il avait envie et qu’il ne s’était jamais permis. Elle avait raison, il avait quand même progressé : il savait maintenant, mais tout juste, refuser de se resservir d’un plat qu’il n’aimait pas…

 

-        J’allais donner un cours de secourisme, mais je suis

en avance, dit le docteur Masson qui venait de s’asseoir auprès de Valentin.

Et, prenant leur temps, ils parlèrent des gens qu’ils avaient l’un et l’autre connus, lui, quand il était encore salarié, elle, médecin du travail. Puis elle lui demanda ce qu’il faisait là, sous les tilleuls, avec son panier de légumes.

« Vous savez…, commença Valentin en s’adressant au docteur lui.

-        Dites-moi, l’encouragea-t-elle,

-        Vous allez me… Me trouver grotesque…

-        Allez-y, allez-y, dites, on verra après…

Et laborieusement, Valentin raconta comment, subitement, devant une émission de télé, il avait eu un désir invraisemblable… Il s’arrêta.

-        Mais dites, dites ! Ça m’intéresse ! insista le

docteur, se souvenant du jour où Valentin lui avait avoué qu’il ne ressentait ni désir, ni envie pour quoi que ce soit. Mais de l’appétit tout de même, lui avait-elle fait remarquer.

-        J’ai eu… Je me demandais… J’aurais voulu

Assister à un cours de danse…

-        Un cours de danse ? Formidable !, reprit le

docteur Masson en arrondissant les yeux. C’est pour ça que vous êtes assis là ?

-        Non pourquoi ? demanda innocemment Valentin.

-        Mais parce que vous êtes en face de l’école de

danse ! C’est l’heure du cours de tango !

 

Déjà le docteur Masson, empoignant le bras de Valentin, l’entraînait. Ils entrèrent coude à coude dans le bâtiment. Ce fut elle qui poussa la porte d’une salle que des miroirs, sur les murs, faisaient paraître immense. Adossées aux miroirs tout autour de la salle, Valentin eut le temps de reconnaître la petite femme au front immense, les deux hommes à la mise soignée et les deux femmes imposantes qu’il avait vues entrer. Deux ou trois femmes en grande conversation se retournèrent. Une petite blonde potelée se détacha du groupe et, à grands pas, vint à leur rencontre. Elle embrassa le docteur et, tendant la main à Valentin :

Rosalia, annonça-t-elle, Ravie d’avoir un homme ! Regardez, ajouta-t-elle en désignant le groupe de femmes qu’elle venait de quitter, on dirait qu’il n’y a que les femmes à avoir envie de bouger et de s’exprimer.»

Valentin n’eut pas le temps de préciser qu’il venait seulement regarder que Rosalia lui expliquait déjà qu’elle avait eu recours au docteur Masson une fois ou deux, pour une tendinite par ci, une élongation par-là, et elle l’invita à commencer tout de suite.

Sans se retourner, Valentin esquissait déjà quelques pas vers la sortie. Rosalia s’étonna, voulut le retenir mais, opposant mots et gestes de refus précipités tout en continuant à reculer, Valentin déclinait toutes les propositions. Rosalia cessa d’insister et, se détournant de lui, consentit à ce qu’il assiste seulement au cours.

Il l’entendit proposer à ses élèves de marcher, tranquillement, puis de rouler des épaules, largement, amplement, dans les deux sens. Il vit toute la petite troupe essayer de se déhancher, puis de balancer le buste vers la droite, et vers la gauche…

Aidez-vous du poids de vos bras !, conseillait Rosalia devant la timide amplitude des mouvements de certains.

Ils s’étirèrent.

-        On se grandit, on se grandit au maximum, très

 bien, encourageait Rosalia, On abaisse les épaules… La tête haute, soyez fiers ! Plus fiers que ça, on dirait que vous voulez rentrer dans un trou de souris ! Et tout reste en place quand on marche, on reprend la marche… Sans regarder le sol, Marianne, y a pas d’obstacle devant vous ! Ou si vous le regardez, c’est du haut de votre grandeur… Il ne vous fait pas peur... Vous dédaignez toutes les petites choses qui rampent au niveau du sol, vous les négligez, vous ne vous préoccupez pas d’elles…

-        D’accord madame, on écrase la vermine sous

nos pieds, plaisanta la petite femme androgyne en joignant le geste à la parole. Le rire gagna les autres.

- Vous marchez d’un pas décidé, continua Rosalia en montrant l’exemple, à grandes enjambées, Hughes, le monde est à vous ! Arpentez la salle, arpentez-la !

Et balayant l’air d’un ample mouvement du bras, Rosalia ajouta : Imaginez que vous êtes le roi Soleil et que vous entrez dans la galerie des glaces, devant les courtisans… De la majesté ! Faites les importants, bon sang !

Et elle souleva ses jupes pour mieux montrer ses pieds.

Portant haut le menton, les femmes se mirent à exagérer la majesté de leur démarche et se jetèrent, sous leurs paupières mi-closes, des regards lourds de mépris. On s’esclaffa. Le groupe s’animait.

- La nuque, plus tenue la nuque, Virginie, ça fait gentillet votre façon gracieuse de bouger la tête ! »

Ils devaient y croire, être à la Cour, se prendre pour des grands de ce monde, imaginer que c’était leur place légitime, disait Rosalia. Puis ils s’exercèrent au rythme, et tout le monde se concentra sur les temps, contretemps, quarts de temps, qu’une des femmes voulait absolument traduire en blanches, en noires, en croches et en doubles croches.

Sur son banc, dans son coin, Valentin, qui n’avait jamais rien compris au solfège auquel, au collège, on avait voulu l’initier, se surprit à suivre à l’oreille et à taper dans ses mains au bon moment. Puis discrètement, ses pieds s’agitèrent, mais ils avaient moins d’agilité que ses mains.

Lorsqu’il partit, les claquements de mains au rythme duquel les corps obéissaient ou qui annonçaient leur mise en branle, les pas plus précipités, les rebonds, résonnèrent longtemps encore dans sa tête.

  Chez lui, il essaya même de reproduire un exercice, puis il eut faim et se rendit compte qu’il avait laissé passer l’heure où, habituellement, il s’installait devant la télé et mangeait un plat réchauffé. Il se félicita que ses voisins soient en vacances : au moins ses déambulations ne les avaient pas gênés et, après avoir avalé un reste de gratin, il passa la soirée à rechercher l’équivalence calorique des aliments. Trop de cholestérol, avait dit son généraliste, il faut perdre un peu de poids, supprimer les graisses animales, ou commencer à les réduire. Tout de même, ce ventre… Il vérifia son profil dans l’armoire à glace, alla chercher le centimètre de couturière de sa mère, mesura son tour de taille et le nota dans un carnet. Peut-être qu’en essayant de ne pas dépasser le nombre de calories recommandé pour les hommes sédentaires… Parce qu’il n’avait tout de même pas d’autre plaisir, dans la vie, que de manger. Manger de bons plats roboratifs. Ça ne fait de mal à personne, disait toujours son père. C’était idiot, comme toujours, parce qu’il en était tout de même mort, de ses excès de crème, de beurre, de tout ce qui s’avalait. Et son fils suivait sans doute la même voie.

 

Quelques jours après, Valentin reçut un appel du docteur Masson, qui voulait savoir ce qu’il avait pensé du cours auquel il avait assisté. Il bégaya un bien, bien, qui ne satisfit pas le docteur.

-        Bien, mais encore ? ça vous a plu ?

-        C’est… C’est… C’est nouveau pour moi…,

Bafouilla Valentin.

Bref, il ne savait pas s’il y retournerait. 

Mais si, mais si, insista le docteur Masson, où habitez-vous ? Je passe vous prendre au passage. J’ai cours tous les jeudis.»

Sans elle, qui l’accompagnait, sans doute aurait-il reculé, mais elle passait, sonnait, s’annonçait d’une voix joyeuse, et ils allaient d’un même pas jusqu’à l’école de danse. En chemin, ils bavardaient, ou plutôt Valentin tâchait de répondre de son mieux aux salves de questions tirées par le docteur Masson. Ils entraient ensemble à l’école de danse, souvent avant les autres et, pendant quelques minutes, Rosalia lui donnait une leçon particulière, lui faisait mettre un pied devant l’autre.

Non pas la pointe, protestait-elle, y a pas de chausse-trappe ici, allez-y franchement, le monde est à vous !

A lui ? Le monde ? Comme elle y allait ! Puis elle précisait : Le temps d’un tango, le temps d’une… Elle hésitait : D’une récréation, Valentin !  

Récréation…, maugréait-il devant l’armoire à glace, Allons-y… et, glissant le pied sur le côté : Plus déterminé !, s’encourageait-il, Mieux planté…

Depuis qu’il répétait les pas qu’il voyait les autres faire, il se grandissait, dégageait la tête, abaissait les épaules, essayait des postures qu’il n’aurait pu imaginer quelques mois plus tôt. Il ne se déchaussait plus pour enfiler ses chaussons à la maison. Dans le miroir, il s’imposait à son double, se confrontait à lui. Puis il cirait ses chaussures, les rangeait soigneusement, se pesait et inscrivait la mesure du jour sur un graphique qu’il avait commencé après le nouvel an. Pendant des semaines, la courbe resta désespérément plate puis, imperceptiblement, elle  commença à s’infléchir : l’aiguille descendit au-dessous du seuil qui séparait l’obésité modérée du surpoids. Les résultats de ses changements de vie se voyaient sans doute déjà, car le docteur Masson, qui continuait à venir le chercher pour aller elle à son cours de secourisme, lui au spectacle du cours de tango, lui en avait fait compliment.

Un jour, il se décida à faire les étirements avec les autres et le soir, comme il traversait la rue déjà déserte et que, sans crainte d’être vu, il prenait son temps, il eut l’impression soudaine que quelqu’un le poussait aux fesses, le soulevait, le portait en avant et animait ses jambes. C’était plaisant, maintenant qu’il commençait à s’alléger, voilà donc qu’il pesait sur l’asphalte de toute sa corpulence ? Mais je foule le sol ! pensa-t-il comme s’il s’agissait d’une révélation, car il n’avait jamais compris cette injonction que Rosalia adressait souvent à ses élèves. Jamais comme à cet instant-là il n’avait imaginé ce que ça faisait de s’imposer ainsi, de tout son poids, sur le plancher des vaches, de faire entendre le bruit de ses pas, de faire remarquer sa présence. A mi-voix, épaté, il ironisa : Peser de tout son pesant d’or. Mais, apercevant le boulanger qui fermait sa devanture, il s’empressa de reprendre sa démarche habituelle, précautionneuse, presque penché en avant, la tête prête à emporter le corps, ce qui lui fit tout drôle mais, d’imaginer que monsieur Vital dirait à sa femme : V’la le voisin qui s’prend pour le roi soleil, i’ s’ pavane comme à Versailles !, il eut honte. La grosse madame Vital soulèverait le rideau pour partager l’hilarité de son mari…

Mais Valentin marchait maintenant normalement : elle le verrait seulement approcher de la porte de l’immeuble, indécis, l’air de chercher les patins. Ben t’as rêvé, dirait-elle, déçue. L’honneur serait sauf. L’honneur ? Il avait pensé ainsi. Il le remarqua, trouva ça un peu bizarre, mais tout de même, de quoi avait-il honte ? D’avoir joué, comme un gamin, au roi qui passait sa Cour en revue ? De se prendre pour quelqu’un d’important, à fouler ainsi le sol d’un pas assuré ? Qu’est-ce que c’était, cette histoire d’honneur, pensa-t-il en montant l’escalier, d’où ça sortait, en quoi ça consistait ? A ne pas déranger les autres ? A ne même pas en prendre le risque, murmura-t-il, navré. A si bien disparaître de leur horizon, de leurs préoccupations, que c’était comme si on n’existait pas… Il avait toujours glissé dans la vie sans faire de bruit, sans se faire remarquer, comme sur les patins de sa tante Henriette, se dit-il. Il s’effaçait, restait dans l’ombre, celle que les gens comme eux, lui apprenait son père,  ne devaient jamais quitter.

Il constata qu’il arrivait au deuxième étage et qu’il était moins essoufflé. Deuxième étage, fit-il à mi-voix. Ça lui fit penser aux étapes successives de cet arbre des causes qu’on lui avait fait faire pendant un stage de conduite de projet. Il sourit en revoyant le formateur onduler  des poignets, des bras, des épaules, du corps tout entier, pour mimer un saumon qui remontait le courant : Vers la source, le saumon, vers la source, disait-il C’était drôle et très explicite. Remonter à la source du problème, la sortir du néant de l’oubli, martelait le bonhomme, levant les mains comme un prédicateur. Sortir de l’ombre, médita Valentin à mi-voix, devenir visible… Evidemment, c’est plus confortable de rester dans l’ombre, se dit-il, pas besoin d’avoir un avis, de savoir parler, d’argumenter, d’expliquer. Il chercha ses clés tout en progressant vers le troisième étage. Prendre part à la discussion, à la vie sociale, tiens !, on laisse ça aux autres. D’ailleurs, marmonna-t-il, je me suis mis à bégayer... Preuve que je ne pouvais pas, ajouta-t-il amèrement. Et soudain, se renouvela la surprise de ne pas hésiter sur les mots lorsqu’il se parlait à lui-même. Il pinça les lèvres comme on se retient de dire des bêtises et accrocha son manteau. Et si…,  persista sa voix intérieure, Et si c’était justement, commença-t-il, étonné. Puis, à haute voix : Et si… Si c’était ça qui m’avait fait bégayer ? Un voisin témoin de ma démarche assurée, et j’ai honte…, ressassa-t-il à mi-voix. Si j’ai honte… Il se tut. Si j’ai honte, c’est qu’il est ridicule que quelqu’un comme moi se prenne pour quelqu’un d’important, conclut-il en son for intérieur. Des gens comme nous, répétait toujours son père, qui lui conseillait de laisser la parole aux autres, à ceux qui savaient, à ceux qui le méritaient, à ceux qui y avaient droit ; son père lui recommandant de ne pas se mettre en avant… Restant en retrait des discussions, de la vie sociale, Valentin lui avait obéi au-delà de toute espérance. En retrait de la vie, tiens, de la vie tout court !, s’exclama-t-il plus fort qu’il ne l’aurait souhaité. Il espéra que les voisins ne l’avaient pas entendu.

Il s’arrêta sur le palier : il doutait, craignait d’être injuste. Je me dédouane peut-être, se dit-il, mon père a bon dos… Peut-être. Mais les arguments résistaient, s’entêtaient, lui restaient à l’esprit. Chaque jour, en son enfance, Armand lui avait appris à courber l’échine, à être humble, chrétiennement humble, grommela Valentin, à consentir aux gifles, joue droite, joue gauche, à accepter l’humiliation… Même en n’ayant jamais pêché, même véniellement, comme disait le curé, comment aurait-il eu de l’assurance ? Mes empêchements, reprit-il en ricanant d’un ton presque coléreux, quel euphémisme… Mon impuissance, oui. Impuissance aux relations peut-être, mais impuissance quand même.

Valentin entra. Son appartement lui parut terne. Dommage qu’il n’ait pas besoin d’être repeint, se dit-il. La prochaine fois, finis le beige, le blanc cassé, le gris surtout, il prendrait le risque de la faute de goût. Il avait soudain envie de couleurs. La prochaine fois, calcula-t-il...  Comme il ne fumait ni ne cuisinait, il ne faisait repeindre que tous les huit ou dix ans, et ç’avait été fait trois ans avant. Mais fallait-il vraiment qu’il attende sept ans pour mettre de la couleur ? Après tout, il pouvait se le permettre, ce n’était pas bien raisonnable, mais il avait assez économisé sa vie durant pour pouvoir dépenser, maintenant, ce qu’il avait accumulé. J’ai tout économisé, reprit-il à haute voix, l’argent, le désir… Il empoigna le bourrelet de graisse autour de sa taille, mais ça, marmonna-t-il, j’en ai un peu dépensé, ce tas de graisse a tout de même un peu fondu…

 

La semaine suivante, il alla dans un grand magasin de bricolage et contempla matières, peintures et panneaux d’ambiances. Il demanda conseil, testa un logiciel de simulation des couleurs, opta pour des jaunes d’ocre et prit rendez-vous pour les travaux trois semaines plus tard. Revenu chez lui, il soupira de retrouver le silence et ses murs ternes.

« Je compte bien être invitée pour la crémaillère, s’écria le docteur Masson quand elle apprit que Valentin allait faire repeindre en jaune, n’oubliez pas ! »

Il promit. C’était hasardeux, il n’avait personne d’autre à inviter… S’il avait osé, il y avait bien Lucie, une petite brune du cours qu’il fallait que Rosalia encourage à se tenir très droite, à hausser la tête, à marcher avec conviction… Elle était un peu son double et, quand Rosalia incitait Lucie à plus d’assurance, à plus de fermeté, à plus de fierté, à plus d’ampleur, De vraies enjambées !, et qu’obéissante, elle n’arrivait à produire que d’imperceptibles changements, Valentin, sur son banc, se mordait les lèvres, ressentant autant de tourment que s’il avait été lui-même sur scène. Que faisait-elle là, elle aussi ?

Le groupe, un soir, s’était retrouvé autour d’un pot auquel ils avaient invité Valentin : Lucie n’avait pas dit un mot ; elle écoutait des yeux, mais Valentin l’avait raccompagnée à pied. Elle s’était confondue en remerciements, ça l’avait embarrassé, et tendant la main pour lui dire au revoir, il avait bégayé. Bonne… Bonne nuit.

De semaine en semaine, ils avaient pris l’habitude de revenir ensemble et s’étaient petit à petit familiarisés l’un à l’autre. Valentin s’était convaincu de considérer Lucie comme un autre lui-même, et ce tour de passe-passe lui permit, comme s’il se parlait à lui-même, d’entamer quelques phrases sans hésiter et de ne pas passer pour un imbécile qui ne savait rien, ne pensait pas et n’avait rien à dire. C'est seulement alors qu’il put cesser de ne voir que leur ressemblance, et qu’il l’écouta. Pour autant, allait-il oser l’inviter pour fêter la mise en couleurs de son appartement ?

- Vous n’allez pas  craindre un traquenard ?, lui dit-il en lui proposant un apéritif en guise de crémaillère.

 - Alors nous serions deux, le docteur Masson et moi, à tomber dans le piège ?, plaisanta-t-elle.

 

Le jour dit, les deux femmes se retrouvèrent devant l’immeuble de Valentin, le nez collé sur le clavier numérique où les chiffres étaient presque effacés. Le docteur portait une sorte de sac de voyage auquel Lucie ne prêta pas attention. En posant, sur la table de Valentin, le sac orné d’un ruban rose, Nouveau cadre, nouvelle distribution !, s’écria le docteur en ouvrant la fermeture éclair. Un chiot en jaillit.

C’est une fille. Elle s’appelle Saké.

- Mais… Mais… Mais, commença Valentin se

reprenant à bégayer sous l’effet de la surprise.

-        Il faut la sortir deux fois par jour au moins, fit le

docteur en attrapant le chiot. Il faudra l’habituer à vous obéir, mais ça ne devrait pas être trop difficile, hein Saké ?

Puis elle le mit dans les bras de Valentin, expliquant que Saké était le fruit d’un mélange, dont on n’arrivait pas à déterminer les proportions : Sans doute de l’Epagneul, du Braque,- il aura besoin de courir, certainement -, sans doute du Ratier aussi, tout ça mâtiné d’on ne sait quoi...

Valentin ébouriffa la tête du chiot qui jappait joyeusement en courant autour de ses jambes.

« Son carnet de santé, et un échantillon de croquettes, dit le docteur en les extirpant du sac. A la SPA, on m’a recommandé d’acheter celles-ci et pas d’autres, elles seraient plus équilibrées. »

Saké dans les bras de Valentin, tous quatre firent le tour du propriétaire. On trinqua. On grignota. Lorsque les deux femmes partirent, Valentin se mit à parler au chiot. Ils allaient bien s’entendre, il allait bien prendre soin de lui.

Le matin Saké s’élança sur le lit et précéda son maître pour sa première promenade, puis passa le reste de la journée à le suivre, à se frotter contre ses jambes et à sauter contre lui  pour lui lécher le visage.

Matin, midi et soir maintenant, le chiot, dans la joie de retrouver des compères, filait joyeusement vers le petit bois, à l’entrée de la ville, traînant son maître au bout de sa laisse, et Valentin devait lui résister, le freinant de tout son poids de sorte que, s’ancrant dans le sol, il s’exerçait encore à cette démarche récemment découverte. Le chiot et son maître rejoignaient d’autres habitués. Pendant que les uns faisaient leurs besoins ou se reniflaient l’arrière-train, les autres se donnaient des conseils : dressage du chiot, adresses de bons vétérinaires, alimentation idéale. Il y avait divergence sur les croquettes, celles du vétérinaire ou celles du supermarché, et le maître d’un bulldog, qui semblait une encyclopédie de tout ce qui touchait aux chiens, prit Valentin sous son aile pour lui indiquer les meilleures références en la matière. Il acheta des chaussures de marche qu’il pouvait porter par tous les temps et qu’il trouva très confortables pour suivre Saké jusqu’au bois.

Bientôt il dut changer de cran pour fermer sa ceinture et constata que sa chemise était moins tendue sur son ventre. Devant l’armoire à glace, il vérifia son profil et remercia Saké, qui lui fit fête, pour l’activité physique qu’elle l’obligeait à faire chaque jour.

 

Depuis que les promenades de chiot rythmaient sa vie, Valentin se demandait s’il avait encore envie d’assister aux cours de tango du jeudi. Pour le moment, tout ce qu’il avait entendu là, tout ce qu’il avait vu, avait été pour lui une petite révolution. Comment il marchait, comment il s’effaçait, sa présence, ou plutôt son absence, sur scène mais au fond dans la vie, sa gaucherie, comment il était à côté de son corps : il s’était posé mille questions. Il le savait, il le sentait, il ne marchait plus de la même manière, il était enfin arrivé à mettre un pied devant l’autre. Mais prendre une femme dans ses bras, la guider, entrer dans la danse lui-même, il n’en était pas là, se disait-il, chaque chose en son temps…

S’il s’essayait un jour au flamenco, car il rêvait encore du spectacle du Nouvel An, qui  décidément l’avait marqué, il n’aurait pas ce problème à résoudre : on ne se touchait pas…. Il pourrait faire l’apprentissage d’un théâtre où, sans avoir à mémoriser de texte et surtout sans avoir à prendre la parole, il s’habituerait à occuper la scène. S’aventurer à simuler des comportements si étrangers à sa manière d’être, s’exercer à affronter ses partenaires de sa seule posture, ou du regard, indifférent ou provocateur, simuler la fierté, serait un défi pour lui. Cet attrait qu’il avait soudain ressenti pour le flamenco lui paraissait encore incompréhensible. C’étaient des postures si exagérées, une telle comédie, aurait dit son père… Dans toutes les vidéos de flamenco qu’il avait regardées, il y avait tellement de menace contenue dans cette façon qu’avaient les femmes de dérober le menton pour présenter à leur partenaire un front qui, s’il avait porté des cornes, l’eût embroché ! Il y avait tant de mépris dans leur nuque raide mais sournoisement inclinée, de défi dans leurs mentons haut levés, d’indifférence dans la vivacité de leurs virevoltes…

En vérité, Lucie non plus ne savait ce qui l’avait poussée vers l’apprentissage d’attitudes qui ne lui ressemblait à ce point pas. Cette façon de narguer l’autre ? Aussi décida-t-elle d’abandonner le flamenco et elle entraîna Valentin vers les danses de société, qu’on pratiquait un peu partout et qu’ils apprendraient sûrement plus facilement.

Désormais, deux fois par semaine, il y eût de la musique, du mouvement, de la gaîté dans leur vie. Chez l’un ou chez l’autre, ils se mirent à s’entraîner à de nouveaux pas, à de nouvelles passes. Au bout de quelques mois, Lucie se faisait inviter par différents partenaires. Valentin, lui, mit deux ans à se risquer à danser avec d’autres qu’elle.

Ce fut Lucie qui, un jour qu’ils s’étaient affalés, fatigués, dans le nouveau canapé vert de Valentin, se coula mollement au creux de son épaule. Il laissa sa main se poser sur le bras potelé, puis la garda contre lui, bougeant juste ce qu’il fallait pour que la position reste confortable.

-        Reste, tu peux dormir ici, j’apporte un plateau,

lui dit-il enfin.

 Tout ce que tout le monde est supposé faire à la moindre occasion se fit entre eux doucement.



19/04/2024
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