le-soleil-et-la-lune

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Un leader

 

 

 

 

 

 

 

Légèrement vouté, sombre, sinon triste, dans la vie comme à la ville, Benoit allait à petits pas. Il aimait la compagnie des femmes, plutôt des femmes indépendantes. Alice l’avait toujours connu abattu, malchanceux, en souffrance. Pour elle, qui était son amie depuis des lustres, peut-être avait-il eu du désir mais quelque chose, l’intuition peut-être d’essuyer un rejet, l’avait sans doute retenu et il n’était pas du genre à s’imposer. Elle l’avait hébergé lorsque, endetté, il avait dû quitter un appartement au-dessus de ses moyens, et elle l’avait longuement écouté lui raconter ses difficultés. D’une voix étouffée, parfois haletante d’émotion, il avait déversé dans ses oreilles un trop plein de harcèlement administratif, d’accumulation de malentendus et une profusion de détails techniques. Quelques mois après, il avait trouvé un logement ; elle, un colocataire. 

 

Un jour qu’avec quelques amis il était revenu déjeuner chez elle, au dessert, elle avait raconté avoir participé à une initiation au tango, après quoi elle s’était inscrite à un cours.

« Depuis le temps que j’ai envie de me remettre à danser, avait-elle ajouté.

Ah, moi aussi, s’était écrié Benoît, je voulais apprendre le tango !,  ce qui surprit tout de même Alice.

Plus jeune, quand avec d’autres elle dansait des rocks endiablés, Benoît, adossé au mur, les regardait s’amuser sans jamais esquisser le moindre pas en avant pour entrer dans la danse. Alice l’avait toujours vu préférer investir ses désirs dans les passions intellectuelles et sacrifier la joie, le mouvement et les éclats de rire au profit de l’humour, ce qui était bon, et des discours, ce qui, selon elle, était assommant.

D’année en année, vieillissant à petit feu, petit à petit, imperceptiblement, Benoît s’était alourdi.

« Tu m’inscris ?

Après tout pourquoi pas, se dit Alice, tout était possible, même une surprise de la pulsion de vie.

 

Sitôt inscrit pour le cours du vendredi, Benoît commença à reculer : mauvais point pour de premiers pas en tango, où l’homme ne va que rarement en arrière. Il manqua le premier cours à cause, expliqua-t-il à Alice,  d’une diarrhée, le second, parce que, dit-il, le médecin chez qui il avait rendez-vous avait eu du retard, le troisième parce qu’il avait promis à une amie commune d’aller l’écouter chanter… Alice fit mine de n’y rien comprendre ; il eût une autre idée : le vendredi ne lui convenait pas. Alice demanda à changer de jour. N’ayant plus de prétexte à se défiler, ou n’osant pas sonner la retraite, Benoît arriva pour son premier cours. Alice, et ceux qui avaient commencé à temps, en étaient au quatrième. A beaucoup de ces novices, les premières séances avaient posé des questions nouvelles à ne plus savoir où ils habitaient : mécanismes de la marche, placement, coordination, prise de conscience du mouvement, attention au corps de l’autre pour trouver l’unisson, l’accord.

 

Déconstructiondéconstruction, tu parles !, se disait Alice qui trouvait bizarre de passer par une représentation mentale pour réaliser la chose la plus concrète qui soit, déplacer son corps. L’exercice se révélait laborieux. Elle qui croyait savoir, spontanément, danser, plonger, bouger et qui, autrefois, avait été douée pour la gymnastique et le rock, devait réfléchir à ses mouvements, les décomposer, tâcher de reproduire ce qu’on lui montrait. Décalquer au lieu de ressentir. Ça lui faisait perdre tout naturel et l’avantage qui avait toujours été le sien, une aisance, une sorte d’intelligence physique qui ne devait rien à ses capacités d’abstraction. La géométrie dans l’espace, le calcul, la perspective, ça n’avait jamais été son fort et ça l’agaçait d’afficher ainsi son incapacité. Ça la révoltait un peu, c’était comme si on ne voulait rien en savoir, comme si ça n’avait pas sa place ici. Mais elle était patiente, et tenace. Là en était-elle quand Benoît arriva pour son premier cours.

Elle se plaça face à lui et, pendant qu’il regardait comment les couples se plaçaient, lui empoigna le bras.

            « Plus haut… Plus ferme ! », recommanda le prof à qui rien n’échappait.

Ah. Une impression bizarre, indéfinissable, l’envahit. Au fond, le contact entre Benoît et elle n’était jamais allé plus loin que les joues où se déposent les baisers rituels du bonjour ou de l’au-revoir, au mieux les épaules où les mains se posent parfois furtivement. Dans la paume d’Alice, celle de Benoît était tiède, son biceps tendre. Elle sentait sous ses doigts la peau et les muscles du vieil ami ; lui, les bourrelets que les ans et une vie trop paresseuse avaient accumulés autour de la taille d’Alice. Ils se touchaient sans aucune nécessité, autrement qu’en se frôlant.  Face à face pour le plaisir, et vaguement, mollement accrochés l’un à l’autre, ils se tenaient ; ils ne s’écartaient pas, mais soudain ils étaient prêts à se détacher, car cette proximité… ?

Avec Alice dans les bras et l’aisance d’un Bibendum Michelin équipé de Moonboots, Benoît fit ses premiers pas sur un parquet de danse. Il pensa à la compagne qu’il aurait aimé trouver, qu’il cherchait. Pas celle qui était sous son nez depuis des décennies, car si rien n’avait eu lieu depuis trente ans, c’était bien qu’ils ne se désiraient pas.

 

Il poussait, Alice tirait, à peine eurent-ils fait quelques pas malhabiles qu’on les interrompit.

« C’est vous qui guidez !, rappela le prof en regardant Benoît avec insistance.

Alice comprit : elle devait perdre l’habitude de prendre les rênes… Mais c’est que Benoît n’arrivait pas à partir... Bien élevé comme il était, il n’aurait pas voulu heurter quelqu’un. Il fallait bien avancer autour de la piste, mais il cédait le passage et n’entrait pas dans la ronde. J’ai la bouche sèche, avouait-il. Ils s’arrêtaient. Repartaient. Que faisaient les autres ? Tous les trois pas, Benoît se retournait, vérifiait, tâchait d’imiter, puis cherchait désespérément le prof du regard : qu’il lui montre encore, qu’il l’aide.

« Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce qu’il faut faire, tu as compris toi ?, demandait-il à Alice, nerveux et : C’est ça ? »

Ils étaient là, gros Jean comme devant ; tous deux se tournaient dans un sens, puis dans l’autre pour reproduire sans avoir à transposer. Alice avait suffisamment à faire avec sa posture à elle pour pouvoir confirmer la justesse de ce que Benoît tentait de plagier. Gauche, hésitant, lui essayait d’avancer.

            « N’ayez pas peur, elle va reculer devant vous, allez-y franchement!, recommandait le prof et, à Alice : Allongez la jambe, vivement, oui, ne gênez pas sa démarche. Vous le suivez ; vous faites ce qu’il vous propose.

Ça n’était guère dans les habitudes d’Alice de se soumettre aux fantaisies de celui qui guidait ; même quelques minutes. Se laisser conduire, c’était un peu nouveau pour elle. Elle expérimentait. Est-ce qu’elle pourrait jouer à ça ? En avait-elle envie ? Au fond, pourtant, elle s’était assez plainte de ses compagnons qui l’avaient laissée proposer, inviter, prendre des initiatives… Se laisser emmener, d’accord, encore fallait-il faire confiance à Benoît pour mener la danse. Encore fallait-il qu’il démarre… L’attendre. Patienter, ne pas faire à sa place ; ne pas piétiner. Puis deviner, à travers cet abraso incertain, trop mou, ce qu’il veut impulser et mettre un pied derrière l’autre parce qu’il faut bien bouger, tout de même. Mais voilà, Benoît n’ose pas. Comme un apprenti conducteur attend, pour déboiter, que la voiture pointant son nez à trois cents mètres au loin soit passée puis, lâchant trop vite l’embrayage, cale après un hoquet, il redémarre, fait deux pas, et s’arrête.

Comme il y avait heureusement, dans ce cours de tango, plus d’hommes que de femmes, on les faisait changer de partenaire, et pendant quelques minutes, Alice abandonnait Benoît à ses angoisses pour des bras plus confiants. Puis ils se retrouvaient, et ensemble ils faisaient à nouveau quelques pas chaotiques, maladroits ; ils bafouillaient, ils  bredouillaient. On était loin de l’élégance supposée des danseurs de tango. En lui, Benoît ne trouvait ni la souplesse, ni la confiance qui lui auraient permis d’accorder ses mouvements à la musique. Alice, elle, commençait à s’impatienter de tant de prétextes à ne pas avancer, à ne pas marcher, à ne pas danser enfin.

Vinrent d’autres cours, d’autres exercices de guidage. Alice dut poser ses mains sur la poitrine de Benoît pour sentir son intention… Lui, devait avancer avec détermination.

« Ça vient du torse, expliquait le prof, de la poitrine.»

Pour Benoît, y aller avec détermination avait des relents soldatesques ; il s’imaginait marcher sur Alice comme une troupe part au combat, sans se préoccuper de la bousculer, puisque suivre était « son affaire à elle ». Evidemment, pas question et, en guise d’impulsion, quoiqu’elle enfonça un peu plus ses mains dans la chair de Benoît, Alice ne sentait pas grand-chose.

« Il faut qu’il prenne de l’assurance, recommanda le prof en s’adressant à elle, laissez-le se débrouiller.

Ils essayèrent d’autres figures, d’autres enchaînements mais, après la démonstration rapide qu’en faisait le couple des profs, ils restaient toujours perplexes.

« Abraso fermé, annoncèrent les profs... Messieurs, vous prenez votre partenaire dans vos  bras, contre vous.

Contact rapproché. Pour refouler la pudeur qui la saisit à coller sa poitrine à celle de Benoît,  Alice s’efforce de penser que c’est la règle du jeu. Se décontracter, se décontracter, tu parles, se dit-elle ! Echapper au trouble. Trouver le confort, juste le confort. Les boutonnières de la chemise de Benoît, sur lesquelles elle a le nez, menacent de craquer. Elle s’amuse de cette ruse pour distraire son esprit de la proximité des corps. Etre ailleurs. Elle pense au nom de ce cordon qui entoure et retient les rideaux, l’embrase ; dit ce qui lui passe par la tête :

« Tiens c’est rigolo, embrase... L’équivalent d’abraso ? Mais pas pour cette façon d’envelopper quelqu’un dans ses bras… Qu’est-ce qu’on dit en français ?...Enlacement ? »

Ils s’écartent, sous prétexte de mieux réfléchir, coupent le contact.

« Oui, enlacement… Ou accolade peut-être ?

-        Accolade… On se prend par le cou, derrière le cou, en

effet… Non ça ne peut pas être accolade, parce qu’on n’est pas cou contre cou avec son partenaire… 

Alice revient contre le corps de Benoît, lui donne l’accolade puis s’écarte à nouveau.

« Pour les femmes, dit-elle en plaçant sa main au-dessus de ses seins, c’est quand même cette partie qui s’appuie contre vous. Qu’est-ce qu’on a d’autre comme mot ?, continue-t-elle d’un ton intrigué.

Voilà, ils sont revenus à leurs échanges familiers, intellectuels, inoffensifs, hors sol. Alice bavarde, enchaîne les souvenirs, les questions, les réflexions. Elle parle des corps, feint de se souvenir d’une anecdote, amorce une confidence.

« On n’est pas si latins que ça, hein ? On n’ose pas se toucher… On compatit, en mots. De loin. On ne sait pas exprimer la tendresse, non ?

Peut-être… 

De la manière la plus naturelle, animale, fondamentale…

- Non...»

Et elle discourt, elle brode. De sa rencontre avec un Brésilien date, dit-elle, sa prise de conscience de la froideur des Français qui, selon elle, mettent, dans la vie quotidienne, beaucoup de distance entre les corps. Prendre la position maintenant, y aller… Prenant grand garde à ne pas appuyer, tâchant de contrôler la pression de son corps, elle s’approche mais se retourne aussitôt, sous prétexte de regarder comment font les autres. Les autres semblent bien y aller, eux. Alice se penche à nouveau vers Benoît, se garde bien de s’installer contre sa poitrine, de s’y écraser comme dans un oreiller moelleux, elle tâche de ne pas peser, pense trop, cherche où mettre sa tête. Ne sent rien que leur embarras, ne voit ni ses propres pieds, ni ce que fait Benoît. Elle n’a, pour se tirer d’affaire, ni le contrôle du regard ni la mémoire de la figure. Le contact est artificiel, l’abraso inconfortable. Lui se concentre sur ce qu’il est supposé faire sentir, sur ce que son corps va pouvoir transmettre, ne sait pas, hésite à faire porter son poids en avant, se lance, et bute contre les jambes et la résistance d’Alice. Des gouttes de sueur perlent à son front, ses cheveux collent à ses tempes, ses mains sont moites. Cahin-caha, l’un et l’autre tâchent de reprendre.

Ce trouble, cette indécision… Le sang pulse aux tempes de Benoît. De retour chez lui, il pense aux femmes qu’il a tenues dans ses bras, à la façon dont il les a bercées, s’est occupé d’elles, les a câlinées. Au plaisir qu’il n’a jamais su leur donner, pas vraiment, modère-t-il à voix basse… Des compagnes, bien sûr, une femme, mais toutes se sont assez vite lassées du naufrage de leur désir dans les marais de sa maladresse. Lassées de ses enfantillages… Ni plus ni moins que sa mère peut-être. Le souvenir est familier et lancinant. Humiliant aussi. Il aurait dû savoir. Il aurait dû en tirer la leçon. Cette mère qui l’avait laissé derrière elle comme un paquet embarrassant, qu’il avait essayé d’attendrir, pour qu’elle l’emmène, ne l’abandonne pas. De mère affectueuse, il n’a pas connu… De père non plus d’ailleurs… De père tout court. De désir non pluson n’en a jamais eu pour moi, songe-t-il à mi-voix. Pas de désir torride, en tous cas, sourit-il, amer.

Il pense au désir. Il pense au plaisir. Au désir pour elles. A leur plaisir à elles. Toute sa vie, il s’est réfugié dans la réflexion, le discours, il le sait bien. Et l’image reflue, de cette mère de rechange qu’à quatre ou cinq ans il s’est fabriquée, une mère  bienveillante qui ressemblait à la bonne du curé et essayait de le rassurer quand il pensait qu’il devrait…, qu’il n’était pas apte, qu’il ne savait pas, qu’il ne pouvait pas… Le soir, quand on le mettait au lit, il imaginait que, pour réchauffer son lit glacé, cette bonne fée venait glisser une bouillote sous ses couvertures ; il rêvait qu’elle laissait une bouilloire chanter sur la cuisinière et qu’elle avait fait, comme toutes les mères pensait-il, mais comme faisait surtout, régulièrement, la bonne du curé, des tartes aux fraises et des confitures. Et il finissait par s’endormir, bercé par un craquement de bûches comme il en entendait chez les voisins quand ils tisonnaient leur feu de cheminée. Mais la bonne bouille de la bonne du curé ne résiste pas aux traits impassibles de sa mère, la vraie, celle qui l’a laissé, bambin, aux bons soins d’un grand-père crève-la-faim ; la vraie, qui l’obsède, l’a privé de câlins, de chaleur, de nourriture, et des plaisirs de l’enfance, l’a privé de sa présence, conclut-il à mi-voix. Ne l’a pas désiré, vient-il de comprendre. Et ce soir, le souvenir du parfum d’Alice et du contact moelleux de ses seins contre lui, deux heures avant, le ramène à cette femme qu’à quatre ans il ne pouvait plus ni toucher, ni sentir, ni entendre, et qu’il n’avait revue que bien plus tard, dans sa quarantaine prospère. Comment étaient donc ses seins ? Confortables ? Ça aussi, ça lui échappe.

 

De cours en cours, Alice et Benoît ne progressent pas. Il l’agace, elle enrage devant ses hésitations infinies, mais une amitié de tant d’années, se dit-elle, n’achoppe pas sur quelques pas d’un impossible tango... Cette danse-là, songe-t-elle, consternée, c’était pourtant prévisible ? Pourquoi s’était-elle empressée de l’inscrire dans le même cours qu’elle ? Pour continuer à le séduire à bas bruit, sans doute ? Parce qu’elle savait bien que Benoît avait un faible pour elle… Expérimenter avec lui un corps à corps qu’au grand jamais des amis ne se permettaient de si longues minutes… Elle s’en veut. Mais dans l’aventure, ils sont tout de même deux, se rebiffe-t-elle, lui aussi était demandeur, a-t-il seulement voulu se rapprocher d’elle ? Il en avait eu d’autres occasions, car ils s’étaient déjà côtoyés, de près, ils avaient cohabité, et rien ne s’était passé, elle n’avait donné aucun signe de désir du moindre rapprochement. Alice raisonne. Cherche ailleurs. Imagine qu’il est douloureux pour Benoît de ré-expérimenter combien il est maladroit avec son corps, envisage une autre hypothèse qu’elle puise dans leur histoire commune. Celui qui mène, celle qui suit… Cette distribution des rôles dans le tango est tout de même une révolution pour eux. Un bouleversement, presqu’un reniement. S’être toujours l’un et l’autre appliqué à lutter contre le machisme, le soi-disant naturel féminin et les soi-disant dispositions naturelles et endosser soudain, en dansant, lui le rôle du décideur, elle le rôle de la femme obéissante, docile et suiveuse…

Mais pour réussir à mettre un pied devant l’autre, il fallait accepter momentanément cette distribution.

« Leader…, maugrée Alice.

-        Meneur…, répond Benoît.

-        Duce… Führer… , continue-t-elle en hochant la tête.

Là pourtant leurs pensées divergent, car c’est à Benoît qu’on demande de s’identifier au leader… Au duce. Au führer, a-t-elle dit. Le Führer. Fulgurante, l’association lui traverse l’esprit. Le leader qu’il faut qu’Alice suive. Le Führer que son père a suivi. Un père recherché pour ses compétences. Embauché, honoré. Fier de ses nouvelles fonctions. La tête dégagée des épaules. Le pas décidé, lui, militaire. Ce leader-là, voilà à quoi Benoît ne peut s’identifier, lui qui porte sur le dos, si pesante, l’infamie de son père. Elle s’accroche à lui comme une sangsue, lui colle à la peau, lui enfonce la tête dans les épaules. Sa sangsue de père lui suce le sang. Il l’a dans la peau, comme une amante qu’on déteste mais dont on ne peut se passer, à laquelle on doit s’arracher pour sauver sa peau, justement, sauver son âme. Mais le désir est plus fort, il vous ramène à elle comme l’élastique de ce jeu pour enfants qu’on appelle jokari. 

Extraire ma sangsue de père comme je le ferais d’une tique, marmonne pensivement Benoît, d’ailleurs, se dit-il, la sangsue a toujours fait partie de la pharmacopée ; l’autre suceuse de sang, elle, est venimeuse. Un vampire. Un cafard aussi. Ce cafard dont il ne sort pas depuis l’adolescence… Il n’y arrivera pas. Ce n’est pas qu’il n’ait pas d’humour mais jouer, il ne peut pas. Führer, il ne peut pas. Bientôt Noël. Il va arrêter cet apprentissage, laisser Alice dans les bras d’autres apprentis pilotes.

Fin décembre. Fin du cours. Benoît se redresse, traverse le parquet d’un pas décidé, explique aux deux profs que ce n’est pas pour lui, les remercie. Ils insistent, mais à peine, ils ont déjà vu des gens qui n’y arrivent pas, disent-ils, et un jour, quelque chose se débloque, on prend conscience de son corps, on prend appui dans le sol, on se sent bouger… C’est dommage, ajoutent-ils.

Et de un, se dit Benoît.

« Tu as dîné ?, demande-t-il à Alice.

Ils trouvent une brasserie, s’occupent à choisir leur plat, gagnent du temps, se régalent d’une tête de veau, parlent politique et, prêts à payer, repoussent leurs assiettes.
            « Ah oui !, semble se rappeler Benoît, Tu avais raison...

Raison de quoi ?, fait Alice en plissant les yeux.

Elle le regarde attentivement, attend la suite.

« Quand je t’ai raconté mon enfance…

           - Oui… ?

          - Tu avais l’air consterné. Consterné pour moi,

souligne laborieusement Benoît, d’apprendre… D’apprendre qui était mon père. Je croyais ne pas en avoir autant souffert que… Il soupire. Que d’avoir été abandonné. Mais au fond tu avais raison.

- Tu as caché si longtemps cette filiation, ajoute doucement Alice… Comme les choses dont on a honte, non ? Dénégation.

Ils connaissent l’un et l’autre assez le vocabulaire de la psychanalyse pour sourire.

- Peut-être.

Classique. En tous cas, dans ton histoire, l’abandon a été ton premier chagrin. Je veux dire le plus précoce. L’abandon, la faim, les placements, la fantaisie qui avait pris tes parents de te reprendre… Le plus profond peut-être, le plus violent, précise Alice avec cette façon qu’elle a de toujours supposer que l’explication n’est pas assez claire, de vouloir éviter le malentendu, de reformuler. C’est agaçant parfois.

- Dis-donc, quel concours !, plaisante-t-elle,  Lequel des traumatismes a été le plus profond… Quand tu as compris le rôle de ton père pendant la guerre, bien après, ça a quand même dû être un sacré bouleversement… A moins que tu ne te sois endurci…

Elle sourit.

« Bien après, hésite Benoît, quoique… Petit, j’avais vu les gendarmes venir chez mes grands-parents. Plusieurs fois. Après j’ai compris qu’habituellement les gendarmes n’allaient pas rendre visite aux gens. C’était un peu bizarre pour le gamin que j’étais, tu comprends ?

Les yeux de Benoît se sont perdus dans le vide.

« Ils venaient de manière… Impromptue… Sans doute pour voir si mes grands-parents avaient eu des nouvelles, s’ils cachaient mon père chez eux… Comme s’ils ne savaient pas que les personnalités importantes, ricane-t-il, avaient été exfiltrées. Leurs chefs en tous cas.

- Ils le savaient très bien, confirme Alice. Tu devais sentir qu’il y avait quelque chose de trouble et d’inavouable autour de cette absence, c’est évident.

Elle émue, lui perdu dans ses souvenirs, tous deux hochent lentement la tête.

« La honte que ton père aurait dû ressentir, réussit à prononcer Alice, c’est toi qui la portais, n’est-ce pas ? Quelle culpabilité, soupire-t-elle. Tu devrais l’écrire, en parler. »

            Ils sortent, font quelques pas bras dessus-bras dessous sur le trottoir, et soudain Alice entraîne Benoît à grandes enjambées ; ils enfoncent les talons dans le pavement et se propulsent ainsi, fièrement, de front, une jambe après l’autre. Ils se regardent.

« On la tient ! explose Alice, la marche du tango !

Elle rit. Benoît n’en a pas l’habitude, mais il pouffe.



19/04/2024
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