le-soleil-et-la-lune

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Sambou, chap 1

 

 

 

 

Ici, ils sont trois : Romane, Adrien le colocataire, et le chat Lucifer. Ils partagent un grand appartement avec une loggia qui donne sur un jardin public. Un luxe pour Paris, reconnaît Romane avec délectation.

 

Lucifer est un animal très câlin, qui essaie tous les girons qui passent à la maison, leur confort, leur accueil. Il n’a pas peur des gens, pas de raison : presque tous les amis de Romane aiment les chats, ont des chats. Au pire, ils leur sont indifférents.

Quand Adrien est arrivé, lui aussi a déclaré son amour pour les chats. Il a attrapé Lucifer par les pattes avant, l’a hissé sur ses genoux et a commencé à le faire danser sur les pattes arrière. Puis il lui a témoigné son adoration en lui frottant vigoureusement la tête entre les deux oreilles, avec ses phalanges repliées et, comme mu par un désir dévorant, il s’est penché vers son museau, puis s’est retenu in extremis, se contentant de rabattre en arrière les oreilles du chat. Romane était perplexe, un peu gênée. Adrien a repris ses cajoleries, ébouriffant Lucifer à rebrousse-poil.

Quelques semaines après son installation, Lucifer a fait une dépression. Jamais il n’avait manifesté un trouble pareil. Une fois, deux fois, Romane l’a subitement entendu rugir en détalant à travers les pièces. Puis elle a remarqué qu’il s’acharnait sur sa queue, comme s’il voulait en arracher quelque chose qui le démangeait.

Le vétérinaire, écartant toute hypothèse de parasitose ou de tique, a demandé :

« Vous n’avez pas déménagé, récemment ?

- Non...

- Fait des travaux, repeint... ?

- Non...

- Changé quelque chose dans votre environnement ? »

Elle a haussé les sourcils : elle ne voyait pas. Le vétérinaire continuait à chercher son regard.

«  Et sur le plan amoureux, rien de nouveau non plus ? »

Elle a fait une moue ironique, et émis un petit son perplexe.

« Rien, non...

- Et personne de nouveau dans votre vie ?

- Non. Enfin… Je viens de changer de colocataire...

- Et il n’y a rien entre vous ?

- Il a vingt-six ans !                          

- Il aime les chats ?

- Il le dit…»

Continuant de fixer le regard de Romane, le vétérinaire s’est contenté de se taire.

Au chevet de Lucifer, elle a essayé de lui faire avaler ses comprimés d’antidépresseurs. Rien à faire.

« Coince-lui les mâchoires, qu’il soit obligé d’avaler ! »

Il en avait de bonnes, Adrien, elle aurait voulu l’y voir, car il n’y prêtait pas la main.

Elle a mélangé les quarts de comprimés dans les pâtés de Lucifer. Il triait. Elle les a enfouis dans le beurre, dont il raffolait ; il recrachait. Elle s’est plus d’une fois mise à quatre pattes pour les récupérer sous une armoire, un meuble de cuisine, le canapé. Au prix où c’était. Ça faisait rire Adrien.

Alors Lucifer a semblé devenir de plus en plus fou. Courant après sa queue, se précipitant d’une pièce dans l’autre, il passait entre les jambes de l’un et de l’autre ; comme enragé, il s’acharnait sur sa queue et, de son petit corps, sortait un rugissement énorme. L’appartement était devenu une véritable scène de crime. Sur les murs de la cuisine, sur les meubles du salon, dans la salle de bains : des traces sanglantes et des morceaux de queue. Trois mois de soins intensifs ; de pansements. D’opérations. De points de suture. De Prozac. Romane avait fini par trouver le moyen de faire avaler à Lucifer la dose nécessaire : elle a broyés les comprimés. Mais elle a mis du temps à tirer le petit chat d’affaire...

 

L'été, pour ne pas déranger les habitudes de Lucifer et brouiller ses repères en le traînant à droite et à gauche en pleine canicule, elle lui a trouvé un jeune homme au pair comme baby-sitter. Lucifer et lui ont fait bon ménage, enfin c’est une façon de parler parce que quand, à deux reprises, Adrien est repassé par Paris, l’état de l’appartement l’a tellement alarmé qu’il a appelé Romane. Comme ça, à distance, ça n’avait pas l’air de la déranger, d’un air indifférent elle a juste demandé s’il lui avait proposé de ranger un peu.

« Et Lucifer, comment va-t-il ?

-          Ah ? Bien ? Bien. »

Quoi d’autre ? Lorsque Romane est rentrée de vacances, elle a bien été contrariée de voir la grosse tache d’encre sur sa nappe préférée et son déjeuner cassé mais bon, ainsi allaient les choses, Lucifer avait cessé de se mutiler la queue, c’était l’essentiel. Les poils avaient même repoussé.

 

Quant à Adrien, il est là depuis un an maintenant. A l’époque, il avait dû insister pour savoir si Romane avait fait son choix parmi les candidats à la colocation. Elle avait tardé à lui donner sa réponse. C’était un  blondinet anodin, serré dans un manteau court et presque étriqué, un garçon ordinaire, ni antipathique ni sympathique. Soit c’est un provincial comme on n’en fait plus, s’était-elle dit, soit, à vingt-six ans, il est encore habillé par sa maman. Ou alors… Et elle s’était souvenue de la mode du moment, il est habillé fashion et ça ne lui va pas du tout.

Le regard des yeux bleu pâle d’Adrien était très attentif, un peu fixe. Pénétrant ? Ou scrutateur ? Romane avait négligé de faire la différence.

Comme Aylal, qui l’avait précédé dans le logement, Adrien était comédien. « Ça doit être la chambre qui les attire », plaisantait Romane quand on l’interrogeait sur la récurrence de son choix pour des comédiens… « Un tropisme ».

 

Ainsi depuis un an, Adrien et Romane cohabitent en toute indifférence. Ils se croisent dans la cuisine, plus rarement dans le salon où, le soir, elle regarde un film ou un reportage télé ; lui, préfère s’enfermer dans sa chambre pour visionner des séries sur internet. Un jour qu’elle lui parlait de lecture, et un autre jour de cinéma, il lui a dit qu’elle était d’une autre époque : on n’avait plus le temps maintenant de lire des bouquins de deux cents pages, voire plus ; on ne supportait pas de rester deux heures devant un film. Lui préférait choisir sa série et s’arrêter quand ça lui chantait. Une autre fois, comme elle écoutait un reportage télé auquel il avait, en passant, jeté un coup d’œil, avec un petit rictus de mépris, il avait ricané des propos de vieux du syndicaliste qu’on interviewait. L’homme avait peut-être une cinquantaine d’années, avait évalué Romane. Has been, out, à jeter. Pendant qu’Adrien s’éloignait vers sa chambre, Romane ce jour-là avait marmonné : ‘Plein de tact ce jeunot ! Vivent les Lapons des siècles passés ! Ça, c’était des mœurs saines... On ne va tout de même pas s’encombrer des vieux qui ne peuvent plus suivre, qu’ils se démerdent, tiens ! Le trou de la sécu, c’est qui, hein ? C’est qui ?».

Elle parlait souvent toute seule, ça lui tenait compagnie.

De temps en temps, elle met aussi de la musique, de la musique classique, ou ancienne, Adrien ne voit pas bien la différence, en tous cas un genre qu’il n’aime pas. Sa musique à lui ne peut pas la gêner, hein, puisqu’il a toujours ses écouteurs sur la tête. Ça lui sert de bouchons d’oreilles, parce qu’il y a la radio aussi, que Romane écoute à longueur de journée, partout. Et Adrien déteste entendre tous ces vieux crétins pontifiants.

Il a expliqué à Romane qu’il était indifférent aux savoirs universitaires, qu’il s’était ennuyé pendant toute sa scolarité et qu’aucun enseignant ne l’avait jamais intéressé. ‘Comme tous les surdoués’, a-t-il ajouté. C’était dit.

Surdoué, d’accord, s’il le dit, car mais pas très doué pour prendre soin des gens. Pour la gentillesse, commence à se dire Romane. Pas perspicace non plus. Un jour, il lui a demandé pourquoi il n’y avait pas d’homme dans sa vie… Direct, d’égal à égal, comme si près de soixante ans de crapahutage équivalaient, kif-kif, à son expérience de gosse de vingt-six ans. « Trop compliqué pour moi. », avait-elle répondu.

 

Adrien, qui avait déjà fait un one man show en province, a vite trouvé un rôle dans un petit théâtre. Il écrit des textes, fait Mickey à Disney Land, le squelette dans le train fantôme, et prépare son entrée en scène à Paris. Il rencontre des gens influents dans le milieu, et ne néglige aucun poste d’observation d’où il peut faire des repérages. C’est un bulldozer, il arrivera ce petit, constate Romane…

Aylal, à qui il a succédé dans la chambre et qui connait les difficultés du métier, a fait preuve de solidarité, presque de fraternité. Il lui a apporté un bureau pour mieux équiper sa chambre et, anticipant sur les besoins du jeune homme d’être épaulé, l’a  prévenu de quelques chausse-trappes. Il lui a aussi proposé son aide pour préparer sa vidéo de présentation. Adrien l’a mis à contribution, il n’est pas du genre à négliger une occasion. Il a l’intention de sortir du lot, d’ailleurs il a trouvé moyen de faire comprendre à Romane qu’il était déjà au-dessus, très au-dessus du lot. 

 

Romane, la locataire en titre, a, elle, l’air d’une femme énergique et décidée, plutôt du genre qu’approuve Adrien. Elle va bientôt prendre sa retraite. Quand elle lui a dit ça la première fois, ça a étonné Adrien ; il ne lui donnait pas cet âge. Elle ne le parait pas.

Elle court après le temps, quarante et quelques années perdues à travailler pour les autres, plus ou moins vainement, se dit-elle, mais c’est peut-être un peu exagéré, se reprend-t-elle aussitôt, sans doute ne s’est-elle simplement pas toujours rendue compte des effets de ses interventions.

Le sport, la musique et la danse Renaissance, une expo, le cinéma, elle est souvent dehors, ou bien, quand elle est à la maison, elle coud des costumes du XVIème siècle. Elle invite aussi une amie, ou d’anciens collègues, ou des gens qu’elle a croisés dans ses activités ; ses enfants, parfois, rarement ; elle leur en veut un peu. Elle déteste ne rien faire, mais ce qu’elle entreprend est toujours long somme un jour sans pain. Comme elle a un peu de mal à anticiper, à planifier, peut-être à conceptualiser, elle avance par essais et erreurs, alors elle est un peu lente. C’est une laborieuse. Homo faber, dit-elle, je suis du genre homo faber ; juste avant l’homo sapiens. Quand elle était enfant, comme terrain de dilection  sa mère lui avait assigné les réalisations manuelles et les performances physiques : ça l’avait vexée. A cause de cela peut-être, elle a mis une éternité à reconnaître qu’elle s’exprime là mieux qu’ailleurs. Couture, modelage, danse, chant, elle a, comme on dit, des facilités. Ça lui convient, elle se sent comme chez elle. Elle dit maintenant qu’avant, elle ne savait pas où elle habitait. Et elle rit.

Contrairement aux apparences, elle est de ces caractères un peu faibles, un peu lâche. Elle tient en cela de son père, mais c’est bien commode, et c’est bien son genre d’attribuer sa veulerie à un héritage auquel elle ne pourrait rien. Elle ne craint rien tant que les conflits et, blessée, s’y dérobe, boude et rompt. Elle est aussi de ces gens qui, doutant souvent d’être désirés, rarement certains d’apporter aux autres de quoi se mettre sous la dent, disparaissent soudain d’un groupe sans s’y être fait suffisamment d’amis pour qu’on se donne la peine d’aller les rechercher.

On avait longtemps supposé, -certains peut-être supposaient encore-, que les études qu’elle avait faites témoignaient de compétences et de connaissances solides. Elle ne les avait pas et vingt fois elle s’était sentie en porte-à-faux, comme étrangère sur un terrain qui n’était pas le sien, envahie par un sentiment d’usurpation fort désagréable. Egarée. D’autant plus stupide qu’elle se plaint de ne rien retenir, comme si la mémoire était un don du Ciel à ceux qui semblent n’avoir aucun effort à faire pour se souvenir des dates, des chiffres, des noms des lieux et des noms des gens, qui lui échappent à elle, régulièrement, de sorte qu’elle parle toujours vaguement, et qu’elle n’est que vaguement crédible. On l’écoute poliment, puis on se tourne vers les autres. Ou bien on la prend en flagrant délit de confusion… Elle oublie souvent où elle a lu ce qu’elle raconte, ne peut citer ses sources exactes mais, dans certaines discussions, elle essaie tout de même de mettre son grain de sel, de prendre une place, de passer pour un être pensant.

C’est sans doute pour cela que la capacité d’abstraction, la mémoire, la rapidité de raisonnement, toutes performances qui lui sont inaccessibles, lui paraissent de moindre prix que la gentillesse, la solidarité, le bon sens, toutes choses qui sont à sa portée. Pour cela aussi qu’elle n’aime pas beaucoup fréquenter ces gens bien trop savants qui donnent leur opinion sur diverses choses sans vraiment savoir si elle aussi a un avis ou si ça l’intéresse…

 



06/04/2020
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