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La belle au bois dormant

 

 

 

La Belle au bois dormant

 

 

Dernier arrivé dans leur petite bande, Benoît semblait intimidé par l’aisance, la verve, la culture des autres. Il y avait là son frère, une garçon entreprenant et beau parleur qui l’avait introduit quelques mois plus tôt auprès de ses amis, François, qui nourrissait les conversations de ses analyses et de son humour et qui était sans doute le plus brillant, Bertrand, qui lui portait assez plaisamment la contradiction, Bruno, qui plaisantait d’abondance, et puis les filles : Véra qui, à égalité avec les garçons, participait aux discussions et maniait volontiers le sarcasme, Louisa, qui de temps en temps leur donnait la réplique et les compagnes de Frédérick et de Bruno, qui se contentaient de poser des questions, ou d’écouter.

Au milieu de tout ce petit monde, la présence de Benoît passait presque inaperçue. Moins politisé mais aussi plus jeune, il paraissait s’effacer devant l’autorité de ses aînés.  

Outre les discussions animées, les repas partagés et, de temps en temps, quelques virées à la mer, ils faisaient ensemble les manifs et, après la dispersion, se retrouvaient pour des rocks joyeux, entrecoupés de slows pour ceux qui voulaient juste tenir une fille dans leurs bras.

Louisa, qui avait été douée en gymnastique, adorait le rock dont, quelques années auparavant, un premier flirt lui avait appris les secrets et, quand elle avait l’occasion de danser, elle faisait l’admiration de l’assistance. Aussi regrettait-elle que la plupart de ses amis fussent maladroits dans leur façon de bouger et d’accumuler les passes, car beaucoup de ceux qui se lançaient sur le parquet manipulaient les filles comme des pieuvres auxquelles ils auraient voulu nouer les tentacules à toute vitesse pour témoigner de la diversité des figures qu’ils connaissaient. Sans égard pour le tempo de la musique, ils envoyaient leur partenaire valser d’un côté et de l’autre, valdinguer à frôler le mur, lui arrachaient le bras pour la récupérer in extrémis, et semblaient confondre rock et propulsion du javelot.

Benoît, lui, enchaînait calmement les passes qui convenaient au rythme. Rien de plus, rien de moins. Droit comme un pilier, ferme sur ses jambes, souple pourtant, économe de ses mouvements, huilés, précis… Avec lui, ça balançait… Il ne secouait pas sa partenaire, il la berçait. Dieu qu’il dansait bien, s’était dit Louisa, à chaque fois.

La soirée terminée, chacun rentrait chez soi ; Louisa restait avec François dont, quelques années auparavant, le beau visage anguleux et la douceur, la gentillesse et l’intelligence qui s’y reflétaient, l’avaient attirée.

C’était un jeune homme étroit et osseux dont la peau était restée grêlée par des furonculoses à répétition et dont la poitrine, creuse, presque enfoncée, l’empêchait de se dévêtir sur la plage ou même devant Louisa. Mais leur besoin de tendresse les avait jetés dans les bras l’un de l’autre.

Au lit, l’expérience avait été désastreuse, humiliante. Un simulacre d’acte sexuel. Pas de caresses, pas de jeux ; ni l’un ni l’autre n’en avait envie. François tâchait péniblement de prendre du plaisir sans se soucier d’en donner à Louisa ni s’étonner qu’elle n’en trouvât pas. Elle s’était accommodée longtemps de ses complexes et de sa maladresse et avait renoncé à dénicher ce mystérieux orgasme qu’elle n’avait jusqu’alors jamais rencontré mais dont, en famille, de la bouche impudique de sa mère, ou dans les groupes de libération des femmes, elle avait entendu parler. Ça l’avait mise en colère, d’ailleurs, que ses compagnes présument que le plaisir était naturel, partagé ; qu’elles le revendiquent sans imaginer qu’il était pour elle inaccessible, terra incognita.

Elle avait consulté un gynécologue pour vérifier que tout était en place chez elle, ce qu’il semblait, et lu La femme frigide de Wilhelm Stekel. Elle n’y avait pas compris grand-chose, mais elle avait retenu que les femmes comme elle étaient objets de curiosité.

Souvent, pendant que François s’acharnait à la pénétrer, Louisa songeait qu’elle ne savait rien de la vie de femme de ses grand-mères. Peut-être n’avaient-elles, elles non plus, jamais connu le plaisir. Peut-être, se disait-elle, avaient-elles enduré toute leur vie ce devoir conjugal qui leur avait valu plus d’enfants qu’elles ne l’auraient voulu, et un travail harassant ? Leurs maris, qui sait, s’étaient peut-être servi de leur corps comme François, avant d’émettre un pauvre hoquet de soulagement, essayait de le faire avec le sien.

 

***

 

Cet été-là, ni Benoît ni Louisa, qui venaient de changer d’emploi, n’avaient pu prendre de congés et leur bande habituelle était partie en vacances, les laissant seuls à Paris pour quatre semaines.

On leur avait confié les plantes à arroser, le courrier à relever, et un chat à nourrir. Ils s’étaient partagé les tâches mais un soir, déconcertés, ils s’étaient retrouvés tous deux devant le même appartement. Louisa avait endossé l’erreur : elle avait dû se tromper de jour, elle était coutumière de ce genre d’oubli.  

Benoît avait changé la litière du chat, elle avait rempli les écuelles d’eau et de croquettes, et ils s’étaient servi un Martini avant de décider, puisque l’étourderie de Louisa les avait inopinément réunis, puisqu’ils étaient là tous les deux, de ce qu’ils feraient de leur soirée.

Elle s’était installée dans un fauteuil avec son verre ; lui était resté debout devant la fenêtre ouverte. Ils n’avaient pas allumé et, dans le crépuscule de juillet, la silhouette de Benoît se détachait sur l’arrière-plan des façades. Il bougea et s’accouda au garde-fou pour observer la rue. Elle remarqua ses épaules, et son regard ne s’en détacha plus. Ne l’avait-elle donc jamais regardé jusque-là, s’étonna-t-elle ? Stupéfaite, elle revenait involontairement à sa contemplation. Elle vit ses muscles bouger sous la chemise quand, pour lui parler, il tourna à demi la tête vers elle.

-       On y va ? demanda-t-il.

Ils s’étaient décidés pour un film au Grand Action.

Dans l’obscurité de la salle, elle sentit, incrédule, son sexe se congestionner et palpiter.

Elle posa sa main sur celui de Benoît.

Il sursauta.

Elle chercha ses lèvres ; elles étaient moelleuses et chaudes. Il coopéra volontiers, et y revint.

En Louisa tout enflait, tout se tendait, s’embrasait, tout invitait le corps de ce jeune homme vigoureux à prendre d’urgence possession des lieux.

Après le film, elle l’entraîna. Il la retenait, l’attirait vers lui, l’embrassait ; ils coururent et, dans l’appartement vide de leurs amis, dessus-dessous, lui toujours bandant, elle toujours accueillante, ils se délectèrent l’un de l’autre. Elle caressait ses épaules, embrassait son sexe, léchait son ventre, le conduisait en elle. Impétueux, joyeux, ils roulaient l’un sur l’autre, et ils recommençaient.

Ce fut l’été le plus léger qu’on pût imaginer. Pendant trois semaines, ils se dévorèrent, se pétrirent, s’étouffèrent dans les bras l’un de l’autre, éclatèrent de rire, essayèrent tous les lits des appartements dont ils arrosaient les plantes et nourrissaient les chats.

Louisa découvrait un besoin si impérieux qu’elle aurait sur le champ quitté son travail pour rejoindre Benoît, absorber son sexe en elle, s’emboiter dans son corps. Son plaisir était à la mesure du désir, intense, que suscitait l’image de ses épaules musclées, le souvenir de sa peau et de son poids sur elle, de sa vigueur et de l’habilité de son sexe. Le son de sa voix même.

Cet homme-là, enfin, elle le désirait. Et tous ses organes fonctionnaient. Benoît les avait réveillés. Le handicap dont elle se croyait atteinte n’existait plus, elle n’avait pas d’incapacité au plaisir, la femme gelée était réanimée. Elle ne pensait plus qu’à faire l’amour.

Enterrée vivante. Elle avait été enterrée vivante jusqu’à ce que la carapace de glace qui la conservait emprisonnée, insensible et sans vie, se fissure sous le feu de son brûlant désir, dégageant son énergie et sa vitalité de la chappe d’ennui qui les ensevelissait.

Restait l’énigme du désir. Pourquoi, avant Benoît, n’avait-elle jamais eu envie d’un homme ? Pourquoi avait-elle laissé son corps en pâture, comme une dépouille inhabitée, à tous ces hommes qu’elle ne désirait pas. Elle avait pourtant dû en croiser d’autres, carrés d’épaules, eux aussi, avec cette même force d’homme qui créait en elle cette sensation nouvelle de faim, de grand vide, et ouvrait son sexe impatient qu’on le comble ? Pourquoi ne les avait-elle pas vus ?

D’ailleurs, se demanda-t-elle soudain, qu’avait-elle jamais désiré depuis les cornets de glace que, dans son enfance, l’été, sa mère lui offrait ?

Et les images s’imposèrent à Louisa. D’elle, d’elle et de sa mère mangeant des glaces dans la rue. L’enfant et la femme, impudiques toutes deux, léchant, suçant la crème glacée qui couronnait le cône.

Sa mère, Louisa s’était mise à la détester depuis qu’elle avait pressenti le rôle qu’elle avait dû jouer dans cette mystérieuse anesthésie de son sexe…

C’était, disaient les gens, une jolie femme pleine de vitalité. D’appétit de vivre. Une femme attirante qui aimait plaire et le vérifier à tout instant. Une femme élégante qui avait envie de tout, vêtements, sorties distrayantes, vacances, compliments, tout, mais dont le mari n’arrivait pas à combler tous les désirs, entre autres celui du sexe, comme le laissaient deviner les allusions à peine voilées de sa belle épouse.

Et comme Louisa, cherchant quels désirs elle avait pu avoir quand elle était enfant, puis adolescente, rêvassait, une phrase de son père, ou plutôt une injonction, lui revint à l’esprit.

-       Il ne faut pas contrarier maman.

Ne pas contrarier maman, c’était simple pourtant ! Mais ça voulait dire ne pas avoir d’autres désirs que les siens.

Et, pour éviter les scènes de cette mère en furie aux colères menaçantes, l’enfant craintive qu’avait été Louisa avait renoncé aux siens.

Benoît, penché sur elle qui somnolait, la contemplait.

-       Ma Belle au Bois dormant… lui dit-il.

 



01/10/2025
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