le-soleil-et-la-lune

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Les Goisneau, chapitre 16. Inventaire

 

Les deux sœurs ont quitté le grenier. Elles sont passées à côté, dans la chambre aux lits jumeaux, où les Goisneau ont reçu leurs petits fils, rarement, et madame Goisneau son frère, Pierre. La belle armoire en cerisier... C’est le seul meuble qui ressemble à une armoire de famille ; l’autre, celle qui est dans la chambre conjugale, est une acquisition du ménage dans les années 60 : bois vernis, brillant, glace centrale. 

Camille s’écroule sur l’un des lits ; les  ressorts ne réagissent pas.

« Toujours le même confort, donc ? », demande Rachel en ouvrant l’armoire.

Les sommiers des lits jumeaux de leur enfance n’ont jamais été remplacés ; ils sont effondrés, comme celui du grand lit de la chambre contiguë.

« Pierre, s’en était plaint plusieurs fois.», raconte Camille. « Il avait mal au dosRegarde », fait-elle en soulevant le matelas, « il y a encore les planches de contreplaqué qu’il avait achetées… ».

Camille a laissé retomber le matelas et essaie l’élasticité du lit.

 « C’est à peine mieux comme ça… Ça fait des années qu’il n’est plus revenu…

-                     Ah non ?

-                     Non. Sais-tu, un matin, il a dû lui faire des reproches… Gentiment, les reproches…  Il est diplomate, Pierre.

-                     Je la soupçonne de lui avoir envoyé quelque chose comme…

-                     « Quand on n’est pas content, on reste chez soi »

-                     Ou alors : « Si tu n’es pas content, c’est le même prix ! »

-                     En tous cas, quelque chose de suffisamment violent pour que cela dépasse les bornes.

-                     Tu crois qu’elle n’a pas fait de relation avec la fin de ses visites ?

-                     Pas sûr… Elle s’en plaignait pourtant… Elle se trouvait oubliée…

-                     Bien sûr…

-                     Tu sais qu’il téléphonait quand même trois ou quatre fois par semaine ?

-                     Ah, tant que ça ?

-                     Il ne venait plus, mais il téléphonait, oui, souvent. Pas suffisamment… Bien sûr. »

 

L’armoire de la grand-mère Coudray est un haut meuble de cerisier, roux et doré. Les charnières grincent et les tiroirs accrochent ; le bois a travaillé.

« Elle était réservée à Juliette. », explique Camille d’une voix songeuse, « Tu savais ? »

Rachel se retourne, intriguée.

« Juliette… Ma fille ? 

-                     Ben oui, Juliette, ta fille, qui veux-tu que ce soit ?...Hmm… D’accord : il y a quinze ans, ça l’aurait arrangée… 

-                     C’est ça. Il y a quinze ans.», fait Rachel avec indifférence.

« …Tu connais l’histoire de cette armoire ?

-                     Non. Elle a une histoire ?»

Rachel a dit ça sans y penser, enfin Camille l’espère. Elle continue son petit discours sur les meubles anciens, remisés dans un grenier, une grange, un hangar, parle de témoins empêchés. Parle de complices. Rachel ricane.

« Hmm.

-… Ça ne t’intéresse pas ? 

- Vas-y toujours… »

Camille soupire, mais raconte. La scène entre les sœurs après la mort de la grand-mère Coudray ; l’aînée, la demi-sœur, qui revendique l’armoire ; Bichette et Maryline qui s’y opposent. Rachel s’en souvient vaguement, la brouille définitive entre les sœurs ne datait-elle pas de là ?

« Et au fond ? », fait-elle soudain avec plus d’intérêt, « Pourquoi est-ce qu’elles se sont fâchées, Odile et elle ?

-                     Bah, selon maman, sa sœur était intéressée… Elle prétendait aussi que c’étaient surtout les hommes qui ne s’entendaient pas.

-                     Ah oui ? Aucun souvenir.

-                     Moi non plus. Elle disait que Jean racontait toujours ses histoires de la deuxième DB… Qu’il se gonflait d’importance avec ça… Ses gants blancs de Spahi qu’il pouvait passer sous le ventre du cheval sans qu’ils soient salis… Impeccables. Tu vois comme elle le disait ? »

Un petit son, comme un pet, s’est échappé négligemment des lèvres de Rachel : elle ne voit pas… Alors Camille se met à mimer un pigeon en train de se goberger, de se pousser du jabot.

«  Alphonse et papa n’auraient pas supporté Jean.

-                     Supporté qui ?

-                     Jean. Supporté Jean. Ou supporté ce qu’il racontait… Tu veux que je te dise ?

-                     Quoi ? », fait Rachel, agacée.

 « La guerre avait été moins glorieuse pour eux deux que pour lui. », soupire Camille. «… Alphonse a été à deux doigts d’être fait prisonnier, tu te souviens ?

-                     Ah bon ?

-                     Tu ne te souviens pas de cette histoire ? Il s’est échappé du champ où les prisonniers étaient parqués… Grâce à son père, d’ailleurs, qui avait repéré les brèches dans la haie… Il venait tout juste d’être mobilisé, paraît-il… Il n’a rien fait de sa liberté. Et papa… Ben tu sais… Papa a été réquisitionné pour le STO deux ou trois ans après…

-                     Oui, et alors ?

-                     Et alors ? Jean a participé à la Libération, lui. Tout de même ! »

Rachel, intriguée, a reposé la pile de draps qu’elle vient de soulever et s’est retournée vers sa sœur.

« Tu penses qu’ils étaient jaloux ?

-                     Je ne sais pas. Mais c’est possible. Les femmes aussi. Maman. Et peut-être Maryline… Maman trouvait Odile ridiculement amoureuse de son beau pompier…C’est ce qu’elle disait… Avec force mimiques, tu imagines.

-                     Parce qu’il était pompier ?

-                     Tu ne te souviens pas ?... Capitaine des pompiers, même…

-                     Ah oui, ça me dit vaguement quelque chose. »

Camille jurerait que sa sœur met de la mauvaise volonté à ne pas se souvenir.

« Capitaine des pompiers et conseiller municipal, aussi… Maman disait qu’Odile  se gargarisait des titres de Jean. Elle en avait plein la bouche, soi-disant. Un cœur de midinette qui croyait que son mari était quelqu’un d’important… Alors elle se moquait d’elle…

-                     Oui, bon, capitaine des pompiers à Châteauneuf, aussi…», bougonne Rachel.

« Ben oui, capitaine des pompiers où que ce soit. Celui qui porte secours… Maman disait donc, comme toi, qu’il ‘faisait l’important’.

-                     Et le  conseiller municipal alors ? Il sauve qui ? », continue Rachel d’un ton railleur tout en reprenant son inventaire de l’armoire.

« Je ne sais pas s’il sauve quelqu’un », fait sa sœur, tranquillement installée sur un coude, « mais il s’occupe des autres… De la vie des gens de sa commune… Je ne sais pas, moi, il se sent concerné, il réfléchit… Il choisit, il agit. En tous cas il donne de sa personne… Et ça, ni papa, ni maman…

-                     Et alors, elles se seraient fâchées pour ça ? Parce que leur sœur admirait son mari ? », poursuit Rachel par-dessus son épaule tout en sortant de l’armoire un drap écru qui semble fort lourd. « C’est du lin ça ! Ça ferait une jolie nappe… »

Camille palpe distraitement le tissu des draps que sa sœur vient de déposer sur le lit.

« Oui mais bon, pour le repassage, bon courage !», observe-t-elle, « Oui, elles se seraient fâchées pour ça. Parce qu’Odile admirait son mari… Son beau pompier, son Spahi, son conseiller municipal… Ni maman ni Maryline ne pouvaient se vanter des hauts faits de leur mari… Mais la version de maman c’est que les hommes ne s’entendaient pas, que Jean était ridicule et Odile bêtement amoureuse…C’est un peu léger pour expliquer une brouille définitive, non ?

-…Tu as toujours déniché de ces idées… », fait Rachel avec un petit rire mi sarcastique mi étonné.

« Tu m’as posé la question, non ?... J’ai juste trouvé que ça ne suffisait pas pour ne plus se voir… J’ai juste envisagé autre chose. D’inavouable peut-être pas… Inavoué en tous cas… Imaginaire peut-être, d’accord… »

Camille s’arrête et souffle un semblant de rire.

« Je fais l’intéressante… », avoue-t-elle, «… Tu te souviens comme maman affectionnait cette expression ?

-                     Non. », fait sèchement Rachel.

‘Faire l’intéressante’, pourtantDécidément, pourquoi ne se souvient-elle donc de rien ?

« Quand tu y penses… », continue Camille comme pour elle-même, « Dire ça à une gamine qui fait tout pour attirer l’attention… Ben tu lui dis que ça ne trompe personne, qu’elle n’est pas intéressante… Elle s’est démenée pour rien.

-                     Bon, revenons à nos moutons.», l’interrompt Rachel. « Et cette armoire alors ? 

-                     L’armoire…

-                     Oui…

-                     C’était l’armoire de la mère d’Odile. La première femme du grand-père Coudray… Je suis allée la voir, tu sais ?

-                     Qui ?

-                     Ben Odile !

-                     Ah bon ? Quand ça ?

-                     Il y a vingt ans. Un peu plus…Vingt-cinq…

-                     Qu’est-ce qui t’a pris d’aller voir Odile, toi ?

-                     Ce qui m’a pris ? L’envie d’avoir un autre avis sur nos grands-parents. Un autre témoignage. L’envie d’un autre regard, sous un autre jour... La diversité des sources, tu comprends ? »

Rachel n’a pas l’air de comprendre, non. Ses grands-parents, ou peut-être le portrait qu’en a fait leur mère ne l’intéressent pas. L’élégance de l’une et la coquetterie de l’autre, la culture de l’une et le courage de l’autre… Les talents de couturière de l’une et le saxo de l’autre. Quant à l’autre branche, n’en parlons pas…

« Besoin d’autres versions… », continue Camille comme si elle se parlait à elle-même.

« Et tu les as eues ? », fait sa sœur d’un ton moqueur.

« Oui et non. J’ai appris deux ou trois choses. D’Odile et de Marie Coudray…

-                     Marie Coudray, attends… ?

-                     La plus jeune sœur du grand-père…

-                     … Et pourquoi est-ce que cette armoire est ici alors, si c’était l’armoire de la mère d’Odile ?

-                     C’était devenu l’armoire du jeune ménage.

-                     Et… ? »

Reposant la pile de draps qu’elle essayait de soulever, Rachel tourne vers sa sœur un visage perplexe.

« Eh bien, après la mort de sa femme… Tu sais qu’elle est morte en couches, la première épouse de Pierre… ? Ou presque. Quelques jours après la naissance d’Odile.

-                     Non.

-                     Bon, ben tu sais maintenant… L’armoire est restée chez son mari. Et puis deux ans après… Non : à peine… Un an après, grand-mère s’est installée chez lui. Et puis, quand Pierre, lui aussi, est mort, neuf ou dix ans après, elle a gardé les meubles du domicile conjugal, ceux de la première épouse, et elle les a emmenés à Malins… Trente ans après, on enterre  grand-mère. Odile veut récupérer l’armoire de sa mère, et maman s’y oppose, lui fait une scène.

-                     Evidemment Odile n’a pas eu le dessus…

-                     Odile ? Non, bien sûr : elle est devant toi, cette armoire…

-                     Ah, ça me rappelle vaguement quelque chose, oui, elle nous avait parlé d’un étripage au moment de la distribution des restes…

-                     Tu te souviens ? Elle répétait : ‘Ma pauvre mère l’a bien payée, cette armoire ! C’était à elle !’. Tout juste si elle ne tapait pas du pied. Une part d’héritage de la grand-mère Coudray, non mais ? De quel droit ? Elle disait qu’Odile était intéressée…

-                     Ah oui, ça me revient maintenant, elle parlait des prétentions de sa sœur…

-                     Abusives, oui, voilà. Maman a refusé à Odile ce souvenir de la mère qu’elle n’a jamais connue. Elle n’avait aucun souvenir de sa mère... Tu sais, elle avait l’air si émue quand elle m’a raconté ça…

-                     Ah bon ? Enfin, je dis ‘ah bon’ comme si j’étais surprise…

-                     Oui… Si je n’étais pas allée la voir, je n’aurais pas su pourquoi elle voulait récupérer cette armoire…»

Il n’y a presque plus de place sur le lit où Rachel, avec indifférence, continue à poser le linge précieusement conservé dans la belle armoire de cerisier. Sa sœur, à demi allongée derrière elle, sur l’autre lit,  accoudée, songe à cette petite femme toute ronde aux yeux pleins d’effroi, cette tante perdue de vue depuis si longtemps, et à ce gros homme en gilet de laine, avec ses bons yeux clairs, qui, bouleversé, écoutait, pour la énième fois sans doute, sa plainte. Odile, soulagée sans doute de l’intérêt inattendu que Camille lui prêtait,  racontait : les deux frères qui, au retour de la guerre, épousent les deux sœurs, d’anciennes camarades de classe, l’affection des jeunes époux, les crises d’éclampsie qui tuent la jeune femme en couches. La nouvelle famille que son père offre peu après à la petite fille… L’agonie  neuf ou dix ans après. Une maladie bizarre, un abcès au diaphragme, aux poumons peut-être, on ne sait pas, il étouffe en tous cas. Et le départ de ses deux sœurs pour une autre vie, ailleurs. Elle, à l’arrière, oubliée. Laissée aux bons soins d’un oncle, d’une tante.

« Je ne lui ai jamais dit que j’étais allée voir sa sœur… », reprend Camille pensivement. « Sa tante, oui, Marie Coudray,  j’ai pu le lui dire… »

Rachel en arrêt regarde sa sœur comme elle regarderait un revenant. Ça lui paraît tellement bizarre, son idée, son obsession de fouiller dans les mémoires de cette famille.

« Je lui ai posé des questions sur le départ de grand-mère et de ses deux filles pour Malins, quand elles ont laissé Odile à Châteauneuf. Derrière elles… Elle a toujours raconté que sa sœur allait passer son certificat et entrer en apprentissage quand elles ont été séparées.

-                     Ah ? Me souviens pas…

-                     C’est curieux, ça… Bon, en tous cas, Odile avait dix ans et demi. Pas encore l’âge de l’apprentissage, ni même du certificat d’études, tu voisJ’ai fait calculer maman mine de rien, plusieurs fois, l’âge qu’avait Odile quand son père est mort. Je lui demandais…

-                     ‘Et combien d’années de différence vous aviez, Odile et toi ?’, tu sais, comme si, décidément, je ne retenais rien…

-                     ‘ Deux ans et demi, trois ans.’.

Je lui disais :

‘Attends, toi, tu avais sept ans et demi… Donc Odile avait dix ans, ou dix ans et demi, non ?’.

Maman fronçait les sourcils et me demandait, -à moi... !-,  un peu troublée peut-être même :

’A quel âge passait-on son certificat alors ?’.

Je lui répondais qu’elle l’avait passé à douze ans. Que toutes les filles de la famille l’avaient passé à douze ans. Louise, Emilienne, Madeleine, tout le monde.

‘Pas avant ?’, me disait maman d’un air innocent, puis elle reprenait : ‘Pourtant je suis sûre qu’Odile allait entrer en apprentissage… Oui, oui, elle allait entrer en apprentissage ! », et, de plus en plus sûre d’elle :’Elle allait passer son certificat et elle entrait en apprentissage’.

Moi aussi j’insistais :

‘A dix ans et demi ?’.

Tu veux dire… Je n’ comprends rien.», s’impatiente Rachel.

Pourquoi Camille raconte-t-elle tout ça à sa sœur, dont elle ne voit guère que le dos, parfois le profil, et les mains qui fouillent, sortent, posent, déplient ? Est-ce que Rachel l’écoute ? Elle aussi fait son inventaire, soulève les couches successives de linge, les reliques ; elle fait le tri, ça prend beaucoup moins de temps que de fouiller les souvenirs, d’aller chercher des témoignages. Pour ne pas obtenir grand-chose. Pas d’explication, en tous cas, de l’agressivité de la morte. Au fond c’est ça que cherchait Camille ; qu’elle n’a pas trouvé. Conspiration des survivants ? Elle n’a rencontré que des éloges vis-à-vis de ses grands-parents. Une grand-mère douce, lui a-t-on dit. Un grand-père sympathique, vivant, qui aimait danser, jouait du saxo, plaisantait, s’occupait de ses petites filles, et essayait de calmer la nervosité de la petite Bichette. Ça la faisait bégayer. Bégayer, madame Goisneau ! Inimaginable. Impossible. D’ailleurs elle avait récusé le témoignage : Marie Coudray s’était trompée. Ladite Marie, malgré ses quatre-vingt-cinq ans, avait pourtant assuré Camille, avait toute sa tête, mais madame Goisneau n’en avait pas démordu : pure affabulation. Elle en était sûre. Sa mémoire à elle était fidèle. Ne la trompait jamais. ‘Pourtant moi’, disait-elle souvent à ceux qui venaient de raconter une expérience douloureuse. ‘Pourtant moi’, amorçait toujours le témoignage d’un sentiment différent, presque toujours positif, qui contredisait l’impression de l’autre, et la discréditait. En général ‘Pourtant moi’ mettait en lumière le traitement d’exception auquel la distinction de Bichette lui avait donné droit. Ainsi madame Goisneau s’était-elle irritée des récits de pension de son mari. En pension, Philippe Goisneau s’était frotté à un homme malhonnête, injuste et, dans ces conditions, avait fort mal enduré la séparation d’avec sa famille. Il racontait ses mésaventures, son humiliation. Là-dessus, il aurait presque été prolixe.

« Pourtant moi’ » disait alors madame Goisneau, « j’ai été traitée comme une petite demoiselle ! J’étais Mademoiselle Coudray’ !», précisait-elle, « Parce qu’on nous vouvoyait ! ».

Et, dans un contraste saisissant avec les scènes éprouvantes qui peuplaient la mémoire de Philippe Goisneau, elle racontait sa découverte des manières de table, son admiration pour l’élégance des plus grandes et pour la diction des professeurs, bref, son entrée dans le monde. Certes, elle ne niait pas que son mari eût été malheureux en pension, non ; elle témoignait juste de sa réussite à elle, de ses facultés d’adaptation à elle, de son aptitude à elle d’apprécier les choses de l’esprit auxquelles, à l’école primaire supérieure, les enfants avaient la chance d’être initiés, et par conséquent de son échec à lui, de son impossibilité à surmonter la privation d’affection, et du manque d’élasticité de son esprit alourdi par l’épaisseur des pensées prolétaires. Et l’on passait du candidat recalé à l’heureuse lauréate, des sombres réminiscences aux radieux souvenirs, de l’ombre à la lumière.

 

« Je veux dire ? », a repris Camille… « Je veux dire que maman s’est raconté une histoire pour justifier l’abandon de sa sœur. 

- Oh ? », fait Rachel, plantée devant l’armoire, les yeux ronds.

« Méthode Coué », explique Camille : « Ma sainte mère a laissé ma sœur derrière nous parce qu’elle était en âge d’entrer en apprentissage… Point, c’est tout… », récite-t-elle. « Sauf que… Sept ans et demi plus trois font dix et demi, pas quatorze, pas même douze. Erreur... Faute d’arithmétique. Flagrant délit. Dix ans et demi. C’était une petite fille.», répète Camille, « Et maman ajoutait, l’air innocent :

Nous, nous étions avec maman, ça nous suffisait ! On ne se demandait pas ce qu’allait devenir Odile…’, et, à nouveau : ‘Elle est née quand, tu dis ?’.

Je lui rafraîchissais la mémoire, -tu te souviens qu’elle disait ça ?- :

’Fin 1921… Ton père est mort en 32… Au printemps 32. 32 moins 21, ça fait 11. Il faudrait faire 32 moins 22, en fait. 10 ans et demi. Grand-mère laissait derrière elle une petite fille… »

Rachel a pris l’air ahuri.

« Oui. Compte !...», insiste Camille, « Elle, Odile, orpheline de mère, puis de père, était en larmes, m’a-t-elle dit, et réclamait ses sœurs, qui ne s’en souciaient pas…»

Camille se tait, et le silence s’installe un instant.

« Ou bien, », reprend-t-elle, « Possible qu’elles aient effacé le trouble, l’émotion négative, l’émotion tout court, pour se rassurer. Ç’aurait été trop inquiétant de comprendre la signification de tout ça. De nommer ça…

-                     C’est possible ? Tu ne te fais pas un roman ?

Peut-être... Maman disait qu’elle ne se souvenait pas avoir eu de peine lorsque son père est mort, tu te rappelles ?

-                     Ah, c’est vrai… Oui.

Ni à la mort de son père, ni à la séparation d’avec sa sœur. Elle n’avait pas de souvenir de chagrin… Peut-être trop heureuse que sa mère ne l’ait pas laissée derrière elle… Soulagée… »

Rachel Goisneau regarde sa sœur dodeliner rêveusement de la tête et s’assoit enfin. Au bout du lit. Sur le bout des fesses. Elle attend.

« Toujours est-il qu’en guise d’apprentissage, Odile a fait celui de bonne-à-tout-faire chez Etienne Coudray et sa femme. », continue Camille. « Encore bien bons de la récupérer. Domestique sans gages...  Sinon, maman gardait de son oncle et de sa tante un souvenir radieux ! ‘Mon oncle Etienne était si fier de moi quand j’allais le voir !’, disait-elle. L’essentiel... Il était aux petits soins avec moi. Une normalienne, une future institutrice, ça n’était pas rien ! Et élégante…’.  Tout ça avec force points d’exclamation, tu imagines. D’ailleurs Odile, -elle ajoutait ça, tu sais ?-, lui repassait sa robe pour qu’elle aille danser. ‘Il me présentait aux gens de sa connaissance… Je pourrais presque dire que mon oncle me chouchoutait !’ », minaude Camille Goisneau en imitant sa mère, « Elle disait ça… Confuse, presque rougissante d’émotion… Et quand je  lui ai raconté comment, selon Marie Couvreur, on traitait Odile, elle a dit:Pourtant moi…

-                     Ben tiens…

-                     Voilà… Deux ans après, Odile a passé son certificat d’études, puis elle a vraiment appris un métier. Couturière cette fois-ci…

-                     Alors elle encombrait, la petite Odile… ?

-                     Impedimenta. Oui… Un poids dont son oncle et sa tante ont déchargé grand-mère… »

 

Côte-à-côte sur leur petit lit d’enfant, les deux sœurs se taisent un instant.

« Tu sais que quelques mois après, son autre belle-sœur la soulagera aussi de son nouveau-né ? »

Décidément, Camille est en veine de révélations

« Quel nouveau-né ? Pierre ? 

-                     Pierre, oui. »

 

Peut-être parce qu’elle est abattue par tout ce qu’elle entend, peut-être parce que, comme sa mère, elle ne tient pas en place, Rachel se relève et retourne à l’armoire dont elle sort quelque chose. C’est une chemise de nuit rose à fleurs, fermée jusqu’au cou, avec des fronces au niveau de la poitrine. Elle l’a dépliée, puis elle l’a roulée en boule et jetée dans un coin. Rachel jette volontiers. La nourriture, et ça faisait enrager madame Goisneau, et les souvenirs. Elle aussi efface les images. Comme sa mère, au fond.

« Y a des photos… », constate-t-elle.

-                     Ah oui, fais voir ? Est-ce que je les connais ? »

Rachel a ouvert une boite d’escargots Lanvin, qui bascule. Tout est par terre. Décidément. Elle ramasse, fourre les photos dans la boite, par poignées.

« Fais attention ! », s’agace sa soeur en se levant pour l’aider à récupérer les images, à relever les morts.

« Qu’est-ce qu’on va faire de tout ça ? », souffle Rachel découragée par le déballage.

« Les photos ? On les emporte.

-                     Le linge… Les meubles, les vêtements…

-                     On met tout ça sur Le Bon Coin.

-                     Un brocanteur, c’est pas plus simple ?

-                     Pour ce qu’il y a à la cave… Tu crois qu’il acceptera de débarrasser tout ce fourbi ?

-                     Ah non, je voulais dire un débarras…

-                     Ah oui, sinon, que des trucs rouillés, invendables : aucun brocanteur n’acceptera de les récupérer.

-                     Pour le Bon Coin, il faudra tout photographier…

-                     Oui. Un inventaire quoi. Illustré. Avec les descriptions. Du boulot…

-                     Et… La voiture ? », demande Rachel en haussant les sourcils.

« La voiture, elle me l’a donnée, il y a deux ans.

-                     Finalement, ça ne t’a pas trop coûté de venir la voir si souvent ?

-                     Plus que toi, sûrement. Essence, temps, nerfs.

-                     Et ça ? Tu te souviens ? »

 

D’entre les piles de linge, Rachel Goisneau a retiré une pochette tout en longueur, en cuir vernis noir, avec une anse courte et raide qu’elle passe autour de son avant-bras en se dandinant puis, brutalement, elle l’en arrache et ouvre le sac.

« Cette tête qu’il avait là-dessus… » remarque-t-elle en jetant un œil sur l’un des petits cartons qu’elle vient de trouver. Et, faisant glisser l’autre, tout pareil, par-dessus : « Et elle…».

Cette légère inclination de la tête de madame Goisneau sur les photos d’identité, et ce sourire subtil qu’elle arborait, l’air de dire tout le mystère du monde, l’air à jamais incomprise... Rachel range nerveusement les deux cartes, sort du sac un portefeuille marron, puis une enveloppe qu’on a ouverte au coupe-papier.

« Et ça ? 

- Fais voir ? », demande Camille.

« C’est adressé à… : ‘Madame Coudray, à Châteauneuf’.

- Et c’est de qui ?

- Je ne sais pas… », fait Rachel en retirant une lettre de l’enveloppe.

« Y a pas de signature ?

- Bof… Emilienne, si.

- Fais voir ?... Montre ? »

Avec nonchalance, Rachel abandonne les deux feuillets de la lettre entre les mains de sa sœur. Le papier, ligné, mou, froissé, provient d’un de ces blocs de petit format qu’on utilisait autrefois chez les gens modestes, peut-être parce qu’il fallait économiser le papier, peut-être parce que les mots manquaient, peut-être encore parce qu’on n’avait pas le temps d’écrire longuement à des gens dont on ne partageait plus la vie. On suivait les lignes comme des routes nationales, ça évitait les écarts de conduite.

 «… Ah, je connais cette lettre… Attends, c’est une lettre à sa sœur… A la fameuse Eugénie…

- Eugénie… ?

- Eugénie… ! Mais tu sais bien, la sœur aînée de grand-mère… Celle qui ne voulait pas qu’elle porte un jabot rose, tu ne te souviens pas ? Ou mauve, je ne sais plus… Parce qu’elle aurait dû encore être en noir, ou en gris, en grand  deuil en tous cas, un an après la mort de son mari.

- … Mais alors… Pourquoi c’est ici, si c’est une lettre à sa sœur ?

- Regarde, c’est au crayon… C’est un brouillon je crois… Ou un double…»

L’écriture assurée de la grand-mère Coudray penche à droite, emplit les feuillets et s’enroule sur les maigres marges de la dernière page. Les majuscules, immenses, appuyées, attaquent le papier. 

« Ça, c’est la seule survivante. », dit Camille Goisneau.

« La seule survivante…?

- La lettre... De l’autodafé… L’autodafé de Pierre. Il a brûlé tout le courrier de grand-mère… Un trésor peut-être…

- Ah. Il  a fait un feu de joie ? », fait Rachel avec indifférence. 

« Un bûcher... Une maladie de famille… J’aurais été tellement intéressée par cette correspondance…

- Ah, pourquoi ?

- On aurait eu des indices… »

Rachel arque les sourcils, et lève vers sa sœur des yeux étonnés.

« Des indices de quoi ?

- Des indices, oui. Des traces des sentiments de grand-mère Coudray… De ses préoccupations... Peut-être une autre chanson… C’est le portefeuille qui l’a sauvée… Maman l’a retrouvée il y a quelques années…

-  Qu’est-ce qu’elle raconte, cette lettre ?

- Elle parle de soucis ménagers, d’économies qu’elle a faites… De vêtements retaillés… De tissu réutilisé… C’était quelques mois avant la mort de grand-père… Grand-mère demandait à sa sœur de leur prêter de l’argent. Pour racheter le fonds de couverture… 

- Fais voir ? »

Rachel attrape vivement la lettre que sa sœur lui tend à bout de bras, parcourt, déchiffre.

« Elle écrit :‘Si tu t’en viens dimanche’ ?Et... ‘De manière qu’il y ai…, a-i,  le moins de frais d’envoi.’, regarde…»

Camille vérifie…

« Si tu t’en viens dimanche’, oui…

- Pour une institutrice…

- Oui… C’est peut-être ça qui m’a mis la puce à l’oreille.

- La puce à l’oreille à propos de quoi ?

- Maman disait que grand-mère avait son brevet supérieur…

- Et alors ?

- Et alors, je ne l’ai pas trouvé, ce brevet, dans les archives de l’Education nationale…

- Tu as fouillé dans les archives de l’Education nationale ?

- Aux archives de l’Indre, oui... J’ai vu qu’elle avait été recalée au certificat d’études primaires…

- Peut-être à cause de la dictée !

- Ou de la rédaction, oui… Maman était pourtant sûre qu’elle avait son brevet supérieur. Elle disait que son diplôme était affiché au mur.

- C’est vrai, elle disait toujours : ‘Ma mère avait son brevet, elle.’

- Vraisemblablement de l’école privée… C’est peut-être pour ça qu’après la mort de son mari, elle n’a pas pu envisager d’enseigner à nouveau…

- Ah, tu crois ?

- Et ça… ? », demande Camille en tendant l’enveloppe à sa sœur, « Tu as vu ça ? 

- Quoi ?

- Les étiquettes…».    

Au bord du rabat triangulaire, de petits rectangles rouges en papier collant scellent le pli. Dessus, de la grande écriture familière de la grand-mère Coudray, un décompte, une addition, comme celles que l’épicière alignait sur un cahier d’écolier qui faisait office de livre de comptabilité, et qui fascinaient, petites, Rachel et Camille. Des chiffres, des mentions, entrecoupés par les étiquettes.

« Sous-vêtements La Redoute ; Benjamin…», déchiffre Rachel, « Monsieur Singer… P. funèbres…  Cercueil…  Sous-vêtements La Redoute… Qu’est-ce que c’est que ça ?...C’est des dépenses mortuaires ?

- Oui.

- ... Sevelisse… ? Qu’est-ce que tu lis là ? »

Rachel Goisneau s’est approchée de sa sœur et, pointant du doigt le mot qu’elle n’arrive pas à reconstituer, elle se penche pour lui montrer l’enveloppe.

« Benjamin… En- sevelisse… », déchiffre Camille, « Ensevelissement. 60,00…

- Et ça ? … Nements f ? 

- Fais voir ? …Les chaussettes la Redoute à Roubaix. Nements f… ? », Camille hésite, « Nements f…aires… ? », puis, victorieusement : « Ornements funéraires ! Le ‘or’ a glissé sur le scotch de l’étiquette…Et ça ? Monsieur… ? Monsieur Gatel. Docteur… Docteur A… Mandru. Docteur Amandru. Docteur… Allot… », articule Rachel. « Faire-part, inhumation… Repas. Six-cent seize… Six cent seize trente-cinq exactement pour monsieur Singer, cinq cents pour le docteur Amandru. Sept-cent-quarante pour l’inhumation… Trois mille neuf cent vingt-trois, trente-cinq… Trois mille neuf cent vingt-trois francs trente-cinq ! Je ne sais pas ce qu’avait fait monsieur Singer, mais il était mieux payé que le médecin… 

- Chaussettes et sous-vêtements La Redoute à Roubaix…», fait Rachel en jetant l’enveloppe dans le sac. « Sur le dos d’une enveloppe récupérée… C’est sordide cette addition ! Ces petits comptes…

- Pertes et profits… Mais c’est peut-être injuste… Si tu regardes la date de la lettre, tu vois que non seulement ils n’avaient pas d’économies pour survivre dans le cas où grand père ne pourrait plus travailler, mais qu’ils avaient une dette. Des dettes peut-être ? Il n’y avait plus de rentrées d’argent depuis qu’il était malade… 

- Maman ne racontait pas qu’ils étaient prospères ?

- Prospères, je ne sais pas, mais installés… Dans une situation enviable, oui… Ou en bonne voie de l’être. Un paradis perdu, presque, quand elle comparait avec sa vie à Malins. »

Rachel a refermé les tiroirs, les portes de l’armoire. Le bois a gémi.

 

 



09/09/2019
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