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Les Goisneau, chapitre 7 Questions pour un champion.

 

« Bichette ! Viens voir ! »

Sur le balcon, Philippe Goisneau est apparu, criant et gesticulant à l’attention de sa femme qui, au jardin, ramasse le linge. Visiblement impatient de regagner le poste qu’il a quitté en hâte, il est déjà à demi retourné vers la cuisine.

« …Bichette ! »

Il revient, appelle à nouveau, tourne les talons, s’engouffre dans la maison puis, nerveux, réapparait.

« Bichette ! Où tu es ? Viens vite ! 

-                     Oui ! », s’écrie Bichette Goisneau avec irritation. « Qu’est-ce qu’il y a ?

-                     Viens vite ! C’est ta fille !»

Madame Goisneau arrache du fil les dernières petites culottes et les épingles à linge, flanque le tout dans la cuvette, se précipite dans le sous-sol et grimpe les marches qui mènent au rez-de-chaussée. Debout à la porte du salon, Philippe Goisneau se retourne furtivement vers sa femme.

« Viens vite, c’est Rachel ! 

-                     Rachel… ? », fait madame Goisneau, perplexe.

 « Ah ! », grogne Philippe Goisneau, « C’est Rachel, je te dis !»

Madame Goisneau s’approche, s’arrête derrière la table basse laquée à laquelle elle tient beaucoup, et regarde l’écran.

« … Ta fille ! Là ! », s’agace Philippe Goisneau, « Au jeu ! »

A la télévision, les candidats de Questions pour un champion se présentent à la France entière. Zut, ce soir, madame Goisneau a raté les premières minutes du jeu.

« Ma fille ? », fait-elle d’un ton de réprobation dubitative.

La caméra zoome sur le visage d’une femme mûre, que la télévision du salon maquille en rose fluo. Elle a des cheveux blonds coupés au carré. Sa mâchoire se déforme fugitivement dans un sourire forcé qui ressemble à une grimace et disparaît aussi vite qu’il était venu ; les pommettes, un instant hissées haut, reprennent leur place ; les commissures de la bouche s’affaissent. Plan américain. Plan large. La femme, en pied, est campée sur des mocassins plats, un peu tassée. Elle est engoncée dans une robe trop courte qui laisse voir ses genoux.

Est-ce que Philippe Goisneau déraille d’avoir convoqué d’urgence sa femme ? Julien Lepers vocifère.

« Et notre troisième candidate… Madame … Vous vous appelez… Je vous en prie… ?

-                     Rachel Ferandini…

-                     Rachel Ferandini… », clame Julien Lepers, « Et vous faites quoi dans la vie ?

-                     Tu vois bien ! », râle Philippe Goisneau.

- Non, ce n’est pas possible. Ce n’est pas ma fille.», s’obstine madame Goisneau en branlant rapidement du chef de gauche à droite.

Ce qu’elle vient d’entendre est totalement inepte. Elle a froncé les lèvres dans une moue de contestation qui donne à son visage la forme d’un museau. A l’écran, celle que Julien Lepers a appelée Rachel Ferandini explique qu’elle est en retraite de la fonction publique… A nouveau un sourire bizarre zèbre brièvement ses joues pendant qu’elle émet une sorte de petit ricanement.

« Notre candidate s’occupe donc d’alphabétisation de migrants ?

-                     Oui. », répond-t-elle à l’animateur qui semble trouver cela un peu court.

La bouche ouverte, madame Goisneau fixe l’écran.

« C’est pas Rachel, ça ! », affirme-t-elle avec la conviction d’une illuminée qui, sous la torture, continue à nier.

« Mais si ! », s’irrite Philippe Goisneau.

«C’est – pas – possible.», articule madame Goisneau.

« Non ! », ajoute-t-elle rageusement.

Philippe râle :

« Ah… Je te dis que si ! »

Sur la question de la mémoire des visages, des noms et des lieux, monsieur et madame Goisneau ont toujours eu un petit différend. La mémoire, c’est l’apanage de madame Goisneau, alors quand Philippe prétend reconnaître quelqu’un qu’ils ont croisé trente ou quarante ans plus tôt sur un terrain de camping ou à une quelconque occasion, madame Goisneau conteste. Quand Philippe le nomme, elle hausse les épaules. Quand il précise un détail vestimentaire qui caractérisait le personnage, ou une petite manie qu’il avait alors, et qui les avait amusés, elle lui assure qu’il confond. Pour les lieux, c’est souvent la même chose ; pourtant Philippe Goisneau connaît la région comme le fond de sa poche, il l’a assez arpentée, en long, en large et en travers, d’abord parce qu’il aime son pays, sa verdure, ses bois, ses coins à champignons et à fraises des bois, les étangs, les châteaux nichés dans le creux des vallons, ou sur les buttes, ensuite parce que, de tout savoir sur le réseau des voies départementales, communales, vicinales et autres chemins forestiers, c’était son métier.

« Mais ce n’est pas ma fille !

- Mais je te dis que si ! »

Devant l’écran, madame Goisneau reste debout. Elle préfère. Sa progéniture, cette personne-là, devant elle, et qui ne la voit pas ? Impossible !

« Et ses dents, tu as vu ses dents ?...

-                    

-                      Mais elle a les dents toutes grises !

-                    

-                     Mais qu’est-ce qui lui est arrivé…»

 

Philippe Goisneau ne répond pas. Ils n’ont pas vu leur fille depuis seize ans. Elle a pu changer, pendant tout ce temps. Elle a vieilli, comme eux. Encaisser. Bander ses muscles. Bloquer le coup pour le retour de leur fille aînée dans leur vie comme une bombe dans leur salon.

« Mais, elle est énorme ! », continue madame Goisneau. « Non, ce n’est pas ma fille... »

Comment sa fille pourrait-elle être déformée par l’âge ou les maternités ?

« Elle n’a eu que trois enfants tout de même ! On reste mince après sa grossesse, aujourd’hui… »

Elle se reprend :

« Ou on le redevient… »

Bien sûr, chez les Goisneau, justement, les femmes, en vieillissant, deviennent fortes, comme dit madame GoisneauEnfin, chez les Goisneau… Madame Goisneau a sûrement été la première à accoler à ce nom le titre de dame, à l’anoblir un peu… Bien sûr, sa cadette… Mais madame Goisneau ne pensait pas à elle, d’ailleurs c’est Mademoiselle Goisneau, puisqu’elle ne s’est jamais mariée. Ça agace sa fille qu’on la nomme encore ainsi.  Elle exige qu’on l’appelle madame. Tout un discours pour prétendre qu’en droit, elle est madame Goisneau… C’est tout de même de l’abus, non ? Comme de l’usurpation ?

 

« Mais c’est une mémère ! Ce n’est pas ma fille… », s’obstine Bichette Goisneau, les yeux rivés sur l’écran.

 

Par les mensurations, Rachel qui, enfant, était, pour le verbe qu’elle avait haut, du côté de sa mère, vient de passer du côté de son père. Madame Goisneau vient de la déshériter. Pourtant sa fille aînée a toujours été ronde, et ça fait longtemps qu’elle s’emballe dans des vêtements voyants et trop courts, qui la boudinent et la font à coup sûr remarquer, mais peut-être madame Goisneau ne s’en souvient-elle pas, ça fait des lustres qu’elle n’a pas vu sa fille… Elle vient de la redécouvrir épaissie, alourdie et mal fagotée, comme une vulgaire femme du peuple. Quelque chose de sa fille aînée a échappé à la vigilance de sa mère, comme un produit non conforme révèle un défaut dans le processus de production. Qu’est-ce qui avait donc cloché avec elle ? Elle lui fait honte.

 

A l’écran, Julien Lepers emprunte le ton dramatique d’un Pierre Bellemare racontant de renversantes affaires judiciaires et fait monter la tension. Comme des coureurs dans les starting-blocks, les quatre candidats alignés derrière leurs pupitres s’apprêtent à rompre le suspens. Madame Goisneau fixe la grosse dame blonde à lunettes et à chaussures plates qui-ne-peut-pas-être-sa-fille, qui dit n’importe quoi et appuie sur le buzzer avec des petits gestes manifestement maladroits, dans une frénésie inutile.

« Oh ! Tout de même ! », proteste madame Goisneau, scandalisée par l’apparence de la revenante puis, reprise par le jeu des questions-réponses, « Enfin… ! », enrage-t-elle, s’impatientant devant l’incurie de la candidate.

Sa fille répond n’importe quoi, n’importe quoi ! Comment a-t-elle pu être sélectionnée ? Du fond de son salon, madame Goisneau connaît les réponses, pas toutes, mais certaines,  évidentes, allons ! Ce jeu, c’est leur passion, à elle et à Philippe. Enfin, lui… Il le regarde, oui, mais il ne dit rien, tandis qu’elle… Elle, elle souffle les réponses aux candidats… Et là, non ! A sa place, c’est sa fille qui se présente. Sa fille qui ricane stupidement… C’est drôle, tout de même, elle partage donc son intérêt pour le jeu que Julien Lepers anime depuis on ne sait plus combien de temps…? Chacune de son côté regarde la même chose à la même heure ? Certainement depuis moins longtemps pour Rachel… Depuis quand d’ailleurs ?

« Quel âge a-t-elle..? …Elle a dit qu’elle était en retraite ? »

Voyons… Cinquante… Non. Soixante… Soixante et un ? Soixante-deux ans ? Oui soixante-deux, c’est ça… Ben oui, elle doit être en retraite depuis deux ans… Et à haute voix :

« Elle est en retraite depuis combien de temps, donc ? 

- Ça doit faire… Cinq ans… », hasarde Philippe Goisneau.

-                     Ah ? Tant que ça ?

-                     Elle a eu trois enfants… Si elle a fait jouer ses droits…»

Aucune nouvelle depuis seize ans, même par la cadette, qui continue à la voir pourtant, qui aurait pu leur dire… Et là, dans leur salon, au milieu de leur jeu favori, leur fille aînée leur revient en pleine figure. Tellement étrangère. Qu’est-ce qui lui a pris de se présenter ? Elle n’est pas de taille, c’est évident. Elle se ridiculise. Heureusement, les gens que connaît madame Goisneau ne vont pas reconnaître sa fille, elle a trop changé. Et puis elle porte le nom de son mari. Pour une fois tant mieux. Mais tout de même… Le camouflet que ç’avait été pour eux… Ils avaient bien compris, hors de question de porter le nom de son père, ou de s’appeler comme sa mère. Comme si c’était infamant ! Pour qui se prenait-elle ? Eh bien ! Elle qui avait honte de son père, aujourd’hui, c’est d’elle qu’on a honte. D’habitude, on voit les gens vieillir progressivement, petit à petit, mais là, à seize ans d’intervalle, ça choque.

« On dirait une mémère… », répète-t-elle, « Quel âge dis-tu qu’elle a… ? 

-                     Soixante-deux. »

Soixante-deux moins seize… Quel âge avait donc sa fille aînée la dernière fois qu’elles se sont vues… Quarante-six. Oui… A quarante-six ans, on est encore très bien… ‘On’, c’est elle, madame Goisneau. L’étalon-or qui, a quarante-six ans, était encore très bien, et l’est restée. On l’en félicite. Toujours bien chaussée, toujours bien coiffée. Elle a de beaux cheveux épais et souples et, toutes les semaines, elle prend rendez-vous chez sa coiffeuse. D’ailleurs, elle vérifie toujours son coup de peigne dans la glace et se lamente d’être mal coiffée devant sa cadette qui, elle, pas de chance, a hérité les cheveux des Goisneau.

« A soixante-deux ans, tout de même, on est encore très bien ! On se sent jeune, en pleine forme ! ».

On, c’est encore elle ; c’est d’elle qu’elle parle. Elle qui n’a jamais connu l’hôpital qu’en visiteuse pour d’autres, jamais eu de maladie grave ; elle qui a hérité d’on ne sait qui, des Coudray sans doute, ou des Forestier peut-être après tout, une énergie bien au-dessus de la moyenne. La moyenne, madame Goisneau feint de l’ignorer pour mieux s’étonner d’apprendre que les autres envient son dynamisme, comme ils disent, sa vivacité, sa jeunesse évidente, qu’ils se sentent fatigués, n’ont pas d’énergie, ont mal au dos, comme Philippe Goisneau, par exemple. Il a toujours froid.

« Tu marches bien trop peu… Secoue-toi, allons ! », lui dit-elle puis, se radoucissant, « Allez, viens, on va faire une petite promenade.».

 

Rachel n’a pas passé le cap de la première éliminatoire.

« Evidemment, avec un comportement pareil », conclut madame Goisneau.

Elle a disparu de l’écran, quitté le salon où, quelques instants, elle est revenue rendre visite à ses parents.

Après le jeu, on dîne, frugalement : un potage, un œuf, un peu de fromage et un fruit, ou un potage, un peu de rillettes et un entremet. Ou un potage, un ramequin de pâtes réchauffées et un peu de compote. Ou une sardine. Quand elle vient voir ses parents, leur cadette se réveille la nuit et descend sur la pointe des pieds prendre un fruit, un yaourt, ce qui lui tombe sous la main. Souvent, elle prépare des pâtes, ou réchauffe les restes du midi. Madame Goisneau ne dit rien mais n’en pense pas moins, sa fille mange trop, c’est évident. C’est un ogre. Là-dessus elle tient des Goisneau.

 

La conversation tourne autour de l’apparition, et du spectacle de décrépitude que leur fille aînée a donné à ses parents, au monde entier au fond. Enfin la conversation, non : c’est un monologue, madame Goisneau fait l’inventaire de ce qu’elle a vu et qui la scandalise. Ses dents toutes grises… Elle fume toujours autant sans doute !, ses yeux enfouis dans une face bouffie, son visage rond comme la lune, et cette façon qu’elle a de se boudiner dans des robes trop courtes pour son âge. Le laisser-aller l’insupporte, le ridicule de sa fille rejaillit sur elle. Heureusement que, sous le nom de son mari, personne ne l’a reconnue.

 

 

 



09/09/2019
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