Ports et transports
PORTS ET TRANSPORTS
Léo rencontra Mathilda au bal de fin d’année grâce à l’ivrognerie de son colocataire.
- Pourriez-vous venir chercher Tobby ? avait demandé au téléphone une voix profonde et douce. Il est en mauvais état.
Léo avait rechigné, s’était attardé et n’était arrivé qu’une bonne heure après. Assise en amazone sur le bord du sofa, une jeune femme aux cheveux longs passait délicatement un mouchoir mouillé sur le front de Tobby qui, écroulé sur le canapé, ressemblait à un ectoplasme.
- - Il est ivre-mort, avait expliqué l’homme qui lui prenait le pouls.
Et, tendant la main à Léo, il avait expliqué avec un brin de complaisance :
- Je suis médecin… On va vous aider à le mettre dans la voiture.
Tous deux avaient traîné Tobby dans la petite voiture de Léo.
- Si vous pouviez tenir son buste surélevé pendant le trajet et lui mettre un gros oreiller pour le laisser dormir, avait recommandé le médecin en abattant le dossier du siège avant pour allonger le malade.
- Tenir son buste surélevé, avait répété Léo, ahuri, vous venez avec nous ?
Le médecin ne pouvait quitter son poste au bal, et Mathilda s’était proposée pour accompagner le jeune comateux. Elle se glissa sur la banquette arrière et fourra sa grande besace sous la tête de Tobby. Et ce fut ainsi qu’infirmiers de fortune, Léo et Mathilda firent connaissance.
Une fois arrivés, ils hissèrent Bob à grand peine jusqu’au troisième étage et l’installèrent dans son lit.
- Je vous demanderais bien de me raccompagner mais, avait dit Mathilda en se retournant vers Tobby, on ne peut pas le laisser tout seul…
Ils convinrent de se relayer auprès de lui et Mathilda se dévoua pour le premier tour de garde. Léo s’endormit et elle ne le réveilla pas. Au matin, il la trouva en chien de fusil dans le rocking-chair où elle avait fini par s’assoupir. Quand elle ouvrit les yeux parce que Tobby, qui s’était levé, remuait des casseroles sur le fourneau, elle eut un rictus de douleur.
Une bonne demi-heure plus tard, Léo les trouva assis face à face, au bar de la cuisine. Tobby, accoudé à la table, pressait ses tempes douloureuses entre ses doigts et Mathilda soutenait sa tête du poing droit ; dans cette posture, ils essayaient d’avaler un café. Léo sourit.
- Bon, je vois que tout le monde est réveillé et en pleine forme ! plaisanta-t-il.
Mathilda était trop polie pour lui reprocher de ne point avoir tenu son quart de veille, d’autant qu’il lui proposa un massage pour faire céder le torticolis. Soulevant la masse des cheveux blonds, il découvrit une nuque délicate, un dos finement musclé et un soutien-gorge d’une teinte plus beige que rose qui tenait plus de la brassière que de la lingerie féérique en dentelle immaculée des magazines féminins. Il se mit à pétrir le cou de Mathilda avec un reste d’huile d’amande douce que, l’hiver précédent, Tobby avait utilisée pour soigner ses gerçures, et expliqua à Mathilda qu’il fallait, pour faire céder les raideurs dans la nuque, masser plus bas, le long de la colonne vertébrale : c’était ce que faisait sa mère autrefois. Mathilda frissonna, mais dégrafa d’un geste adroit les quatre crochets qui maintenaient son étonnant soutien-gorge.
- En tous cas, ça va réchauffer vos muscles et ça va vous soulager, promit-il modestement.
Quand il s’arrêta, le cou de Mathilda avait retrouvé un peu de mobilité. Elle s’empressa de réajuster soutien-gorge et teeshirt. Quand elle dût, à travers le teeshirt, reloger correctement ses seins dans les bonnets, Léo, qui avait contourné le bar où elle était attablée, remarqua ses joues roses et son air embarrassé. C’est alors seulement qu’il vit sa poitrine, ronde, généreuse, maternelle, exceptionnelle sur un corps aussi svelte. Et, s’écartant du bar pour se servir un café, il s’avisa, en douce, de passer en revue la propriétaire d’un tel chef d’œuvre : croisées sous la table, des jambes très longues et très fines, et des épaules de nageuse qui supportaient vaillamment le poids de ces beaux seins. Puis, s’étant installé à côté de Tobby, il s’aventura sur le visage : encadré par d’épais cheveux décoiffés, il était sans maquillage, attentif ; la vérité nue sortie du puits, pensa-t-il. Il y vit de l’intelligence. Quand Mathilda remit ses chaussures, il trouva tout naturel que ce fussent des baskets, et se dit que cette femme sans artifice était si belle au naturel qu’elle n’avait besoin ni d’ornements ni de parures.
Ils se revirent à la piscine, comme elle l’avait proposé. Léo, qui pratiquait un crawl honnête, se fatigua bien avant Mathilda qui, tant qu’ils avaient nagé côte-à-côte, n’avait pas déployé toute sa puissance mais qui, lorsqu’il eut quitté le bassin, se mit à multiplier les longueurs avec une efficacité de championne. Elle l’était. Deux années durant, elle avait remporté les coupes de bronze lors des compétitions interrégionales de natation avant d’obtenir, l’année précédente, le trophée d’argent. Mais devant Léo qui ne cachait pas son admiration et se demandait comment il allait assumer, devant la jeune fille, la médiocrité de son style, elle indiqua seulement qu’elle venait régulièrement à la piscine.
- J’en ai besoin, ça me détend énormément. Quand pour une raison ou une autre, je ne peux pas faire mes trois-quarts d’heure de natation quotidienne, je dors bien mal.
Ainsi donc, elle était disciplinée, se dit Léo dont ce n’était pas le fort. Il hésita, craignit qu’une femme qui s’annonçait rigoureuse ne tolérât pas quelqu’un comme lui, qui n’achevait pas souvent ce qu’il entreprenait et qui n’avait pas, pour l’effort, un goût immodéré. Mais Mathilda était bien belle, il allait la regretter s’il renonçait déjà à faire avec elle un bout de chemin.
La veille du weekend, elle lui proposa, pour mieux faire connaissance, dit-elle, d’aller prendre un verre dans un hôtel chic du centre-ville. Études en cours, emprunts, lieux de naissance, fratries, professions des parents, ils se prêtèrent tous deux à l’esquisse de leurs profils sociaux, qui semblaient compatibles. Leurs caractères et leurs goûts, en revanche, différaient : Léo était matheux, et mélomane ; Mathilda était littéraire ; elle aimait les voyages, lui détestait partir à l’aventure ; elle avait beaucoup d’amis, lui n’en avait pas vraiment ; elle participait à des projets en commun avec d’autres étudiants, lui n’aimait pas les activités collectives ; elle militait pour le parti démocrate lors des présidentielles, lui évitait tout engagement : il tenait, disait-il, à son indépendance d’esprit.
- Tu comprends, je ne veux être inféodé à quiconque… Et je n’accepte pas les compromis.
Il parut à Mathilda que ce fût un argument valable, tout à l’honneur du jeune homme, dont l’agilité intellectuelle faisait son admiration. Il était en réflexion permanente, et ils avaient tous deux d’interminables conversations philosophiques.
Ils se donnèrent rendez-vous au bal de fin d’année. Mathilda avait une robe longue dont les bretelles se croisaient autour du cou, laissant voir ses épaules et le haut de son dos, nus et musclés. Ç’aurait été une tenue élégante si le tissu avait été plus fin et n’avait pas été de ce bleu pastel dont on habillait les bébés : par contraste, il éteignait l’éclat des yeux de Mathilda. Elle était venue avec une amie dont les paupières étaient fardées de mauve et dont les grands pendants d’oreille du même ton, brillant de mille feux quand elle bougeait la tête, mettaient en valeur les yeux verts. La jeune femme étincelait et attirait tous les regards. Léo hésita un instant, puis il pensa à ses baskets avachies, à son vieux pantalon aux poches déformées, à sa veste aux revers gondolés et se dit qu’il ne devait pas être son genre. Elle était exigeante, sans doute, et voudrait un homme brillant. Aussi brillant qu’elle. Elle allait trop rapidement lui échapper, ou menacer de lui échapper.
Alors il tendit la main à Mathilda pour l’inviter à danser.
Ravie, elle lui fit face. Bien droite. Tête dégagée. Ils attendirent les premières notes : c’était un tango ; il le reconnut, le nomma et, tirant Mathilda d’un côté puis de l’autre, se mit à se dandiner, mais en mesure. Essayant d’imiter les autres, il avançait en traînant des pieds, indépendamment de sa partenaire, que la politesse empêchait d’interrompre la torture que lui infligeait une telle maladresse, une telle gaucherie, un tel spectacle aussi.
- Tu veux bien ? demanda-t-elle en retirant sa main de la sienne, laisse-moi guider.
Sans attendre sa réponse, elle lui recommanda de ne rien faire d’autre que de la suivre. Mais tant bien que mal il essayait de participer et se risquait à deviner s’il fallait avancer, reculer ou tourner, de sorte que Mathilda devait à tout moment le maitriser.
- Tu dois faire corps avec moi, lui ordonna -t-elle légèrement agacée.
Et elle le plaqua fermement contre sa poitrine. Déséquilibré, Léo rapprocha ses pieds de ceux de Mathilda, qui recula d’autant.
- Appuie ton torse contre moi, je te soutiens, ne crains rien, précisa-t-elle.
Léo sentit les seins de la jeune fille s’écraser sous la pression de son corps. Troublé, il ne pensait plus qu’à eux, à leur confort moelleux, mais aussi à l’indécence de la posture qu’elle lui avait fait prendre.
- Appuie-toi mais ne te vautre pas ! s’écria Mathilda en riant, Essaie de garder l’équilibre, là, je te porte !
Cahin-caha, ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la fin du morceau et sortirent de la piste.
- Ce n’était pas par là qu’il fallait commencer, dit Mathilda d’un ton d’autorité, le tango est sans doute la danse la plus difficile à apprendre, c’est impossible de réussir en deux temps trois mouvements.
D’où Mathilda tenait-elle ce savoir, il ne savait pas, mais Léo retint surtout qu’elle savait guider, et qu’elle avait proposé de le soutenir… Ce soir-là, il découvrit son corps, sa peau blanche et ses seins laiteux, ses seins lourds et pleins qu’il soupesa avec délice et embrassa, timidement d’abord puis, entendant l’inspiration de surprise de Mathilda et constatant la turgescence immédiate de ses mamelons, il les prit dans sa bouche. Mathilda inspirait de plus en plus fort et se mit à émettre des Ah qui enflaient à mesure que Léo se délectait aux sources de son plaisir. Elle eut un petit cri, comme un évanouissement, qui fit relever la tête de Léo, mais la main qu’elle avait posée derrière sa nuque devint pressante et le reconduisit à sa tâche, sur son sein droit.
Quelques minutes plus tard Léo, qui gisait sur l’épaule de Mathilda, sentit sous lui des tressautements. Elle sanglote, s’inquiéta-t-il et, se redressant, il scruta le visage de Mathilda. Au milieu de ses cheveux éparpillés, la belle était secouée par le rire.
- Qu’y a-t-il ? demanda-t-il, vaguement offensé déjà de cette hilarité dont, après tout, il était peut-être l’objet ?
- C’est… C’est.. essaya d’expliquer Mathilda entre deux pouffées de rire, ce sont nos transports amoureux !
L’expression laissa Léo perplexe. Elle était désuète, précieuse, peut-être un peu comme
Mathilda, ses sous-vêtements sans âge et ses manières délicates ?
- Quand j’étais enfant, commença la jeune fille dont le rire s’éteignait, je rêvais de devenir ballerine, et de sauts, et de portés dans les bras de Rudolf Noureev…
Léo, qui ne voyait pas le rapport entre ce désir d’enfant et la crise de rire de Mathilda, attendait qu’elle s’explique.
- Pour Noël, celui de mes sept ou huit ans, continua Mathilda, mes parents m’avaient emmenée voir Valentine Colasante dans la Belle au Bois dormant. J’avais été éblouie par ses mouvements coulés, ses entrechats, ses croisés délicats… Ou ses petits pas pressés lorsqu’elle fuyait en arrière. C’était une étoile, m’avait dit ma mère. Après ce spectacle féérique, je ne pensais plus qu’à ça : être une étoile, moi aussi. Tous les jours pendant des semaines et des semaines, je me plantais devant le miroir de la chambre de mes parents, et j’essayais d’imiter la grâce de Valentine Colasante, ses mouvements des bras, ses lancés de jambe, ses pointes…
Un sourire aux lèvres, Mathilda s’arrêta un instant, puis elle tourna la tête vers Léo et, quittant le ton indulgent qu’elle avait pris pour évoquer ses rêveries enfantines :
- Mes pieds sont osseux, tu sais, ajouta-t-elle prosaïquement, et j’ai provoqué une véritable inflammation à les torturer ainsi, parce qu’en guise de chaussons de danse, je n’avais que mes chaussons de feutre.
- Oui en effet, ça ne doit pas être la même chose, consentit Léo.
- Ma mère a fini par m’inscrire aux cours de danse. J’ai fait de la barre à en être rompue, j’ai repris cent fois les mêmes mouvements pour les corriger devant les grands miroirs de la salle de répétition jusqu’à ce que mademoiselle… Entrechain, -Mathilda avait articulé soigneusement le nom-, juge que j’en avais fait assez.
C’est donc là, pensa Léo que Mathilda avait acquis ce port de tête dégagé, cette démarche altière et ces gestes mesurés...
- On mettait en moi les plus grandes espérances, continua Mathilda d’un ton suave, jusqu’à ce que, vers douze ans, mes seins pointent…
Léo fit mine de vérifier la présence de ces intrus et posa un baiser sur chaque mamelon comme on appose un tampon sur un passeport.
- Mademoiselle… Entrechain, repris Mathilda en prononçant Entrechain du même ton recherché, surveillait d’un œil inquiet ma poitrine écrasée contre le tissu de mon justaucorps puis la progression de ma féminité. Et bientôt mes seins se sont annoncés aussi opulents que… Mathilda éclata à nouveau de rire, ceux d’une pin-up de magazine masculin ! Ou d’une nourrice bretonne ! Or de mémoire de professeur de danse, on n’avait encore jamais vu de nourrice sur scène... Mademoiselle Entrechain qui, elle, était plate comme une limande, nous a convoquées, ma mère et moi, et nous a expliqué que le poids des seins était un facteur rédhibitoire pour prétendre à danser dans le corps de ballet de la ville. Et je me souviens qu’en lançant un coup d’œil entendu sur ma poitrine puis sur celle de sa mère, elle a ajouté : « Elle a de qui tenir, ce n’est pas étonnant »… De sorte que maman s’est longtemps sentie coupable de mon malheur et que moi, j’ai vu anéantis mes espoirs d’envols et de portés majestueux. J’ai rangé ma combinaison couleur chair, mes demi- pointes et mes collants roses dans une malle, avec les robes de baptême et les vêtements de bébé que maman ne se résolvait pas à donner.
- Et tu as gardé un goût certain pour les sous-vêtements couleur chair…
- Ah oui ? Tiens, c’est vrai…Ce qui est sûr, c’est qu’à l’école de danse, j’ai appris la discipline, l’endurance, et le self- contrôle…
- En revanche le soutien-gorge couleur chair… J’aimerais mieux de la dentelle… Sérieusement. Sinon, oui c’est féroce, ces normes d’extrême minceur imposées pour la beauté du spectacle. Enfin pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire, toi tu es mince, tu as des jambes si fines, un ventre si plat...
Il n’ajouta pas qu’elle avait aussi cet air de dignité et de noblesse des jeunes filles bien élevées qu’il fuyait habituellement.
- Avec la danse, je m’étais entraînée à produire beaucoup d’efforts, et j’ai eu besoin de reprendre une activité physique assez intense. J’ai fait de la natation, ma poitrine n’y faisait pas obstacle- ; et de l’équitation…
C’était donc là, comprit Léo, que Mathilda avait cultivé le port altier que trois années de danse classique avaient inculqué à son corps. Et il se mit soudain à rire.
- Sais-tu à quoi je pense ?
- Non, fit Mathilda intriguée.
- A l’équitation. Tout à l’heure quand tu m’as chevauché. Tu te tenais si droite. Une cavalière éminente. Une écuyère. Une Walkyrie. Il reste toujours quelque chose de ses passions enfantines, non ?
- Sans doute.
- Mais tu ne m’as pas dit ce qui t’avait fait rire tout à l’heure ?
- Ah ? Les portés. Parce que si mes seins trop gros m’ont empêchée d’accéder aux majestueux portés de la danse classique, l’orgasme qu’ils m’ont donné quand tu les as caressés m’a transportée très haut…
- Au septième ciel…
- Au septième ciel, oui. La poitrine plantureuse qui m’avait condamnée à renoncer aux portés vient de me permettre de m’envoler…
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