le-soleil-et-la-lune

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L'homme de ses rêves

 

 

 

 

 

 

 

Margot habite à présent dans le bourg où, depuis des siècles, tous les Poirier sont nés, ont fait des enfants, se sont fait enterrer, et où ses parents sont venus se retirer trente ans avant elle. De gros marché agricole qu’il avait été, Corbigny avait déjà périclité. Le champ de foire n’avait plus de raison d’être, même la kermesse annuelle n’avait plus lieu ; la plupart des commerces avaient fermé et mais il restait encore un boulanger, un bureau de tabac, un boucher et une supérette.

Depuis, le village s’est encore vidé, la boucherie a fermé, et il faut attendre le jour du marché pour acheter de la viande. C’est pourtant là qu’après avoir fait le tour du monde, Margot est revenue se terrer. Elle ne sait pas trop pourquoi, elle n’a plus personne sur place. On lui avait pourtant conseillé de rester plutôt à Nevers, où ses parents lui avaient laissé une autre maison. Mais non, il a fallu qu’elle laisse sa maison en ville à des gens qui apprécient la proximité des commerces, du cinéma, des restos, et qu’elle retourne, elle, à Corbigny, où elle n’a jamais vécu. Elle est coincée là, dans ce trou, comme aurait dit sa tante, à la merci des horaires du car, dans ce pavillon meublé au goût de sa mère et qui ressemble à tous les autres. Elle n’a jamais pu apprendre à conduire, elle est trop peureuse pour ça, alors, de temps en temps, elle prend le car pour aller à Nevers, à cinquante kilomètres de là. Elle essaie de ne pas revenir trop chargée, à cause de son dos, qui la fait parfois souffrir, mais aussi parce qu’elle se soucie de ressembler à toutes ces femmes-portefaix des pays du Sud qu’elle a visités. Mais elle n’a même pas un âne pour porter sa valise jusqu’à l’arrêt du car, ou pour aller voir des amis à l’extérieur du bourg. Elle n’a guère l’occasion de parler qu’à la banque, à la Poste ou en faisant la queue devant le camion du boucher où l’on se plaint beaucoup de la pluie et du beau temps. La conversation l’y amène immanquablement à déplorer l’indiscipline des gens, la conscience professionnelle approximative des artisans ou l’absence d’organisation dans les administrations, bref toutes ces choses qui, affirme-t-elle, manquent aux Français pour rivaliser avec les Allemands, qu’elle donne en modèle.

-       Je sais ce que je dis, j’aime mieux vous dire !

revendique-t-elle avec force mouvements de tête en attendant son escalope. 

Toute une vie passée en Allemagne lui permet, dit-elle, de comparer les gens et les manières de faire de chaque côté du Rhin et elle regrette la rigueur teutonne, comme elle ditIl y en a que ça blesse. Il arrive même qu’ils lui conseillent d’y retourner au plus vite, Outre Rhin. La plupart des gens la laissent dire et, dès qu’ils sont servis, s’éloignent avec dans leur panier un petit paquet de viande emballé de papier kraft. Pour eux, elle est la dingue qui s’est trompée d’époque. Sans plus d’importance. Ils la laissent dire, sauf un ivrogne qui, venant chercher ses rillettes et ses saucisses hebdomadaires, l’a saluée en claquant des talons et en levant le bras avec un Heil ! bien sonore. Elle a eu un rire bref et elle a fait le dos rond, exactement comme faisait sa mère.

Elle a eu des jours meilleurs. Du temps où elle travaillait, elle cumulait ses droits aux congés d’une année sur l’autre, et économisait suffisamment d’argent pour faire, tous les deux ans, un beau voyage de deux mois ou presque. Entre temps, elle rêvait du ciel bleu, des couleurs vives des saris et des vêtements des femmes, des spectacles de danse auxquels elle ne manquait pas d’assister, des paysages grandioses, de tout cet exotisme qui lui en mettait plein les yeux. A cette époque, - elle n’en revient pas elle-même -, elle partait seule et, sur place, utilisait pousse-pousse, douk-douks, calèches, cars ou taxis…

Elle a toujours vécu seule, ou presque. Quelques mois de mariage, c’est tout. Fille unique et inespérée de parents vieillissants, elle n’a guère eu, dans l’enfance, de compagnons de jeux ni de confidents ; puis elle a eu des amants de passage, qu’elle aimait bien en chair, blonds et roses comme des petits cochons bien gras, disait-elle volontiers en pouffant. Bien plus d’expérience des hommes que sa mère, en somme, songe-t-elle parfois, qui n’avait connu, pour le meilleur et pour le pire, que le père de Margot, un fort en gueule chargé, comme elle, de donner aux enfants les bases de l’instruction mais porté sur la bouteille et que la pédagogie n’intéressait pas. Soit qu’on l’évitât, soit qu’il ne trouvât pas, à la campagne, d’interlocuteurs à son goût ou à sa mesure, il s’était aigri en même temps qu’il s’enfonçait dans l’alcoolisme. Sa fille unique, dont il admirait l’audace, le goût de l’aventure et la fantaisie, faisait la fierté de cet homme qui détestait son métier mais ne s’était jamais donné les moyens d’essayer d’en faire un autre. Quand on venait lui rendre visite, il annonçait d’ailleurs, l’air rigolard, le décompte des jours qui le séparaient de la retraite, puis commençait à commenter l’actualité politique à voix de stentor, s’empressant de se féliciter de telle ou telle révélation du Canard enchaîné. Il aimait aussi se gausser des anecdotes que sa femme lui rapportait et ses sarcasmes étaient d’autant plus brillants qu’il n’avait pas d’adversaire pour lui répondre. Son entourage et son travail ne lui avaient jamais convenu, mais il n’avait jamais cherché à s’en échapper. Etait-ce de se sentir si impuissant à modifier le cours de son destin, mais il lui arrivait de passer sa rage sur sa femme qui se croyait, elle aussi, condamnée à accepter son sort. Elle aurait eu pourtant beaucoup à gagner à tenter un second coup de dés, mais la peur du changement était encore plus forte que celle que son mari pouvait lui inspirer quand l’alcool lui montait à la tête, plus puissante que la révolte d’avoir à nettoyer les vomissures du grand homme. Elle avait pourtant grand honte d’avoir à dissimuler la réalité de celui que les gens trouvaient supérieurement intelligent, car son maniement de la langue lui permettait de dominer facilement les autres ; le verbe haut, il avait toujours le dernier mot. Quant à sa femme, qui gardait la maison propre, tenait les comptes et faisait à sa place tout le travail de préparation et de correction qu’il ne faisait pas, ses allusions aux déceptions que lui causait son mari agaçaient Margot qui, gamine encore, les qualifiait de jérémiades. Elle avait pris l’habitude de tout prendre à la légère, de s’amuser de tout, même de l’état de décrépitude de son père, même du désarroi de sa mère.

-       T’as qu’à le laisser mijoter dans son vomi, et puis

voilà ! lui lançait-elle en haussant les épaules.

Un jour, -elle devait avoir douze ou treize ans-, elle avait trouvé dans un sous-sol, chez sa grand-mère, un casque de la guerre de 14 et de vieilles bottes en cuir dont on ne savait comment elles se trouvaient là, puisque son grand-père n’avait jamais eu droit, pour patauger dans les tranchées, qu’à des godillots et à des bandes molletières de soldat de première classe. Pour amuser, ou étonner, la galerie de ses oncles et tantes présents ce jour-là, elle avait coiffé le casque, enfilé les bottes et, s’emparant d’un manche de pioche qu’elle tenait plaqué contre son corps comme un fusil, elle s’était mise à marcher au pas de l’oie en braillant le Haili Hailo que, pendant l’occupation, les soldats allemands en patrouilles chantaient à pleins poumons. Sa mère avait eu son rire bref et un peu jaune ; certains, gênés, n’avaient rien osé dire ; son père s’était esclaffé de bon cœur et les autres avaient haussé les épaules : c’était un enfantillage, une mascarade comme la gamine en était coutumière ! Margot, comme son père, paraissait ravie de son improvisation ; hilare, elle gesticulait et, d’une voix suraiguë, lançait à la cantonade des sommations véhémentes. Après un dernier salut hitlérien, elle avait fait le tour de son public avec des yeux rigolards et, du ton impérieux dont les nazis ont laissé le souvenir, elle avait conclu :

-       Personne ne moufte, hein !

On l’avait laissée faire sa parade à elle seule. Pourtant, ça rappelait à la petite assemblée une période qu’elle aurait aimé oublier. Si la gamine adorait les tenues militaires, les bottes cirées, les uniformes ajustés, les films de guerre, et la façon enfin dont tout le monde pliait devant les ordres aboyés. On mettait ça sur le compte de la plaisanterie et de la provocation plutôt que d’imaginer une attirance réelle pour la chose militaire, voire pour les dictatures.

Plus tard, ses études bien entamées et sa majorité atteinte, Margot était partie Outre Rhin et s’était coulée avec délice dans le mode de vie des Allemands de l’Ouest, et puis elle avait commencé à voyager. Très loin. Quelle audace, quelle indépendance, quelle organisation... Ça épatait sa famille, ses collègues…

Dire que maintenant, elle a peur de tout, même de traverser la rue, et n’arrive plus à décider de rien, elle s’en rend bien compte. D’une paire de chaussures, d’une marque de chocolat, d’un horaire de train...

-       Au moins, j’ai vu du pays, on ne peut pas en dire autant de tout le monde, hein ? demande-t-elle avec un coup de menton qui vous prend de court.

Avant les pays du Nord, la Finlande, la Suède, la Norvège, avant les pays d’Asie, avant encore l’Indonésie, l’Inde et le Népal, elle était allée au Japon, en URSS, en Pologne, en Tchécoslovaquie, où elle avait visité les champs de bataille napoléoniens et admiré les grandes reconstitutions : Austerlitz, Wawre, Aix-les Batailles, Leipzig, Montereau et hélas, ajoutait-elle, Waterloo. Elle ne se lassait pas des uniformes chamarrés, de nettoyage des fusils, des démonstrations de tirs de canon et de mise en ordre de bataille. Elle avait aussi voulu voir les camps de concentration, tous les camps de concentration. Certains ne faisaient-ils pas cela en pèlerinage ? Pourtant le renouvellement de ces visites dans les camps de la mort en troublait certains. Il y avait quelque chose de gênant dans cet attrait répété pour l’horreur. Dans cette fascination.

Un jour de folie, elle s’était mariée. Brièvement. A bien y réfléchir, elle n’avait dit oui que pour le gag : comme Ted la dépassait déjà de quarante-cinq centimètres, elle s’amusait à marcher dans le caniveau pour accentuer encore leur différence de taille et les gens se retournaient sur leur passage. Mais il venait d’Outre Atlantique et cette étrangeté-là ne l’avait pas séduite plus de quelques mois. Personne d’autre ne lui avait ensuite proposé le mariage ; elle n’avait guère eu que des amants de passage. Le plus durable avait été Douglas qui, dans un dancing où il fêtait la fin de la tonte, avait regardé sa blondeur peroxydée avec appétit. Il avait les joues rouges et les fesses roses comme elle les aimait, mais il était fermier. Elle serait bien restée avec lui dans son Far East australien mais ça, la vie à la ferme, elle ne pouvait pas. Ses ancêtres n’en étaient pas péniblement sortis pour que leur descendante replonge dans le travail harassant de la terre et des bêtes. Bien sûr ça n’avait rien à voir, Douglas possédait une ferme immense, un élevage d’autruches et un énorme troupeau de moutons, mais elle n’aurait su apporter aucune contribution au travail agricole ; elle ou lui se seraient sans doute lassés de son inutilité. Et puis, à cette époque-là, elle avait encore la bougeotte. Elle voulait pouvoir repartir à la découverte de toujours plus d’exotisme. Ça l’exotisme, elle avait  aimé ça. Celui de son beau Polynésien dont la peau brune contrastait si fort avec la sienne, si blanche... Tu es vraiment magnifique, lui disait-elle comme s’il ne le savait pas, lui qui, avec toute la gentillesse du monde, torse nu et luisant de monoï, proposait presque ouvertement ses services aux touristes. Faire l’amour avec lui, et recommencer, et en redemander, avait été très excitant ; lui aussi semblait l’avoir trouvée à son goût… Il y avait eu aussi un grand Suédois. Un bucheron. Pas beaucoup d’instruction, mais beau. A son goût en tous cas. Rose et blond. Des yeux transparents. Des traits assez fins pour un Européen, un peu comme ce Thailandais, quelques années plus tard. Pour celui-là, c’avait été plus compliqué, il avait femme et enfants et espérait obtenir d’elle un peu d’argent pour les nourrir. Au moins, avec les autres, elle avait pu croire que l’aventure avec une petite blonde aux yeux bleus en valait la peine et leur suffisait, à eux aussi. Car si ses aventures de vacances dormaient dans son lit et mangeaient à sa table tout le temps qu’elle séjournait là-bas, elle ne leur payait jamais plus qu’un maillot de bains, une serviette de plage ou une casquette, parfois quelque médicament. Pas, comme en Europe, de billets glissés aux prostitués. Ça l’avait déçu, le beau Thaïlandais, mais elle n’avait pas cédé.

Elle avait eu, pendant plusieurs années, un amant en Afrique du Sud ; elle aurait pu finir sa vie avec lui. Il avait des chiens, des Ridgebacks très gentils, se remémorait-elle avec apitoiement. Ils étaient dressés à attaquer les Noirs qui se seraient aventurés dans sa propriété. Heureusement, ceux-ci étaient tenus bien à l’écart et elle ne s’était pas hasardée dans leurs faubourgs et leurs quartiers. Elle avait adoré son long séjour là-bas. Une société bien triée et bien blonde où tout était bien net, bien propre. Elle ne sait pas si elle n’aimerait pas y retourner. Ça a tellement changé, elle craindrait d’être déçue. D’ailleurs Geert l’avait tout de même renvoyée sans trop d’égards, parce qu’elle ne savait vraiment pas recevoir comme il voulait les gens qu’il fréquentait, et qu’elle n’avait jamais pu se mettre au golf, qui le passionnait. La vie commune s’était ainsi progressivement révélée très difficile.

Après Geert, les autres hommes qu’elle avait fréquentés, au travail ou en voyage, ne lui avaient rien proposé. Elle était restée célibataire et ne regrette pas de n’avoir pas eu d’enfants, elle ne les aurait pas supportés, répète-t-elle en branlant précipitamment du menton. Dans l’espace public, dans les transports, elle les a déjà en horreur, alors…

Aujourd’hui, elle est revenue là où elle n’a jamais vécu mais où son père et sa mère sont enterrés. Elle est revenue avec toute son expérience allemande, son amour et sa nostalgie pour l’Allemagne, celle de l’Ouest, disciplinée, propre, rigoureuse, celle du mark fort et de la production industrielle de première qualité. Elle regrette sa vie bien réglée. Elle traverse aux clous et râle contre l’impatience des Français, des Parisiens surtout, c’est vrai, qui ne peuvent même pas attendre que le feu soit au vert. Elle observe à la lettre tous les règlements, pinaille sur les prescriptions et exige qu’on lui donne en long et en large l’explication du moindre mode d’emploi comme si, faute de le suivre à la lettre,  la machine pouvait lui exploser dans les mains et le Ciel lui tomber sur la tête. Elle s’étonne qu’on ne doive pas aller se déclarer à la préfecture, ou à la mairie, lorsqu’on emménage. Et elle se retrouve seule devant sa télé. De temps en temps, elle fait venir un artisan pour réparer ceci ou cela, et ne voit guère que le boulanger, l’épicier ou le boucher ambulant. C’est l’occasion pour elle de causer, comme elle dit, car elle a décidément une façon de parler que les gens trouvent démodée, bizarre. Elle ne fait rien d’autre que ce que faisait son père quand, après-guerre, il utilisait le patois comme si, pour se faire comprendre ici, dans le Nivernais, lui, le normalien qui en savait long, devait s’adapter à la langue vulgaire, de sorte que tout le monde sentait qu’il condescendait à ce parler de paysan. La langue de Margot date, comme datent ses habitudes, sa manière d’être, ses gestes. Margot n’en a pas conscience. Avec sa façon de rentrer la tête dans les épaules en s’esquivant à petits pas, sa façon de ponctuer toutes ses phrases d’un hein ? ou d’un hum, comme un ‘N’est-ce pas’ qui n’attend pas vraiment de réponse mais suppose une approbation implicite, on dirait sa mère, cette femme perspicace, fine, minutieuse et industrieuse, fataliste aussi devant son sort d’épouse mal lotie. D’une autre époque. Sa mère, Margot avoue l’avoir bien mal connue ; elle ne l’a jamais vraiment intéressée. Adolescente, elle avait, dans les matchs qui opposaient ses deux parents, toujours pris le parti de son père, celui de ceux qui assujettissent les femmes et se moquent comme de l’an quarante de leur lassitude à devoir toujours prévoir, penser, organiser, s’affairer pour eux, pour les enfants, pour les autres. A devoir attendre. Nettoyer, cuisiner, ranger pour eux. Margot applaudissait le vainqueur : Que le meilleur gagne !, et narguait sa mère, toujours vaincue.

Avec son vocabulaire marqué au sceau du porte-plume et de l’empire colonial, sur l’air de l’innocence et selon ses interlocuteurs, elle tâte le terrain pour voir si elle peut parler plus librement des gamins d’aujourd’hui, des jeunes, des noirs. Comme des idées fixes, ils envahissent sa conscience. Elle les déteste ou s’en méfie. Elle préfère les animaux, dit-elle d’un ton attendri. Les Turcs aussi, et les Arabes, comme elle dit, la préoccupent. Elle argue du besoin d’être éclairée par plus savant qu’elle sur ce qu’on en dit. Provocation ou opinion réelle, on a du mal à y voir vraiment clair, mais c’est tout de même un peu trop insistant, un peu trop obsessionnel pour n’être qu’une plaisanterie, et la plupart se détournent d’elle. Alors elle regarde la télé ou ses vieilles cassettes vidéo, et elle sort le chien, celui des voisins, parce qu’elle adore les animaux mais n’en a pas à elle, -peut-être qu’elle voyagera encore, et avec un chien, ce n’est guère possible !-.

 

Elle a mis la télé. Sur l’écran du salon, Elise Lucet est apparue. En pied d’abord. Le visage grave, elle se rapproche, jusqu’au gros plan qui n’épargne rien de ses rides.

-       Ah ça va peut-être être intéressant, dit Margot en

allant monter le son. Puis, serrant son gilet de laine sur sa poitrine parce qu’elle doit veiller à sa consommation de gaz, elle se carre dans son fauteuil et, comme d’habitude, du fond de son salon, elle donne la réplique à la journaliste qui là-bas, dans les studios, prétend s’inquiéter de la remontée des groupes néonazis.

-       Ah, ben tiens, évidemment, avec tous ces immigrés, on va bientôt tous se réveiller au chant du muezzin ! Parce qu’on a assez fermé les yeux, hein… On ferme les yeux, oui…

La télécommande. Elle a eu bien du mal à la domestiquer mais ça y est, elle connaît les touches et zappe en râlant.

-       Ah mais on n’a pas un beau programme avec de

beaux paysages… ? Y en a assez de toutes les misères du monde, bougonne-t-elle.

Elle regrette Thalassa, ça la faisait voyager.

-       Alors, qu’est-ce qu’il y a sur les autres chaînes ?

Des débats… Une émission de cuisine… Elle revient en arrière, ne trouve décidément rien à son goût. Peut-être… S’il y avait une émission de variétés sur la Une ? Même pas. Edition spéciale 8 mars.

-       Ah, les femmes battues maintenant…

Margot soupire et repose la télécommande en

apostrophant la femme qui, à des centaines de km de là, raconte sa dépendance à son homme. Ça l’énerve, ça, la dépendance, elle n’y comprend rien, à ces gens qui retournent vers leur bourreau.

-       On dirait qu’ils en redemandent ! s’écrie-t-elle

comme chaque fois qu’elle tombe sur le sujet, et elle trouve que c’est bien souvent. Bon, s’il n’y a rien d’autreJe vais me coucher.

Elle se lave les dents en ronchonnant, regrettant un beau film, comme elle dit, avec des belles images, de beaux paysages, et puis une belle histoire. Ou bien un film de guerre, avec de beaux grands hommes bien bâtis dans de beaux uniformes. Elle a une âme de midinette, Margot, elle aime les grandes histoires romantiques et les grandes épopées où les héros risquent leur vie dans des périls épouvantables. Elle rêve de gens comme elle n’en a jamais connus. Ceux d’Envoyé spécial ou d’Infrarouge sont trop ordinaires, elle en a assez des gens ordinaires, elle en voit tous les jours. Ça lui rappelle sa mère qui, mine de rien, se plaignait de l’ivrognerie de son père et qui, si elle essayait maintes ruses pour le détourner de l’alcool, ne faisait rien pour le quitter.

-       Va y comprendre quelque chose, ronchonne-t-elle.

Elle a attrapé son peignoir et filé vers sa chambre en haussant les épaules. Dix minutes après, elle s’endort pour une nuit de dix heures. Pourtant le jour, au réveil, la trouve haletante comme au sortir d’un marathon. Elle a fait un cauchemar qui, devant la casserole d’eau qu’elle fait bouillir pour l’œuf de son petit déjeuner, la poursuit. Cette nuit, dans un rêve, elle est revenue en Bavière, dans une auberge où elle a séjourné autrefois lors d’une fête de la bière ; et elle a assisté à une drôle de scène. Dans l’encoignure de la chambre même qu’elle avait occupée, avec sa belle fresque murale en bleu et blanc, il y avait un pauvre corps recroquevillé sur lequel Hitler, titubant de colère, fondait en hurlant.

Margot coupe le feu sous la casserole, elle déteste rater la cuisson de l’œuf à la coque.

-       Où est-ce qu’on va chercher ça ?, marmonne-t-elle en secouant la tête comme pour en chasser des mouches.

Trois générations ! vociférait Hitler, trois générations !,

puis, arrachant la bague que la femme exposait à sa fureur en protégeant sa tête de ses bras, il crachait que les dégénérées comme elle commettaient un crime en procréant. La femme était petite et légère, qu’il soulevait du sol par le col de sa robe et envoyait valdinguer dans l’escalier comme un paquet de linge sale… Ça lui rappelle l’habitude qu’avait sa mère de jeter les draps et les serviettes souillées au bas de l’escalier pour les emmener ensuite à la buanderie. Des draps et des serviettes pleines des vomissures de son père. Mais un petit matin, alarmée par un grand bruit de chute, elle était accourue dans le couloir et, au pied de l’escalier, avait trouvé sa mère, douloureuse et gémissante, ramassée sur elle-même en un petit tas échevelé. Elle avait raté une marche, avait-elle dit, mais comme elle voulait prendre appui sur son bras pour se relever, elle avait hurlé.

-       Ce n’est rien, je dois avoir des bleus partout. Va te recoucher, y a école tout à l’heure.

Mais, un instant après, pour préparer le petit déjeuner elle

n’avait pas sorti sa main droite de sa poche et, une heure après, elle faisait entrer les élèves dans leurs classes.

- Monsieur Poirier est souffrant, avait-elle annoncé, et moi je suis tombée dans l’escalier, avait-elle grimacé, presque joviale, en désignant son bras mal soutenu par la poche de sa blouse. Je vais avoir besoin d’assistants !

Margot, puis un autre enfant, avaient été mis à contribution pour écrire au tableau à sa place, car leur orthographe était bien meilleure que celle des autres.

-       Je ne suis pas ta secrétaire, tout de même ! avait protesté Margot.

Pour organiser et surveiller le travail, sa mère avait

passé la matinée à faire la navette entre sa classe et celle de son mari. Le midi, elle avait envoyé Margot chercher le rebouteux qui, avant de lui remettre l’épaule, lui avait jeté un drôle de coup d’œil ; puis il s’était tu en baissant rapidement les yeux. Alors Margot, elle aussi, avait regardé sa mère et remarqué qu’elle avait un œil poché.

-       Vous devriez mettre quelque chose sur vos bleus, avait recommandé le rebouteux, et sur votre œil aussi, avait-il ajouté. La petite va venir chercher ça chez moi après la classe, hein ?

Au repas, il avait encore fallu aider à mettre la table ; Margot avait râlé, et puis elle avait réclamé son père, qu’elle avait trouvé profondément endormi dans le sous-sol. Il ronflait à faire vibrer les murs. Protestant que ce n’était pas un jour à faire la grasse matinée, qu’il était grand temps de se lever, elle avait secoué son père ; il avait grogné, s’était retourné, mais n’était pas sorti du sommeil.


***

Elle a mangé son œuf à la coque sans trop se régaler, elle a la tête ailleurs. Etrange, trouve-t-elle, que cette journée-là, qu’elle avait oubliée, lui revienne si longtemps après. Elle ne connait rien à la psychologie, n’a jamais rien lu là-dessus, ça ne l’intéresse pas. Les rêves pourtant, si, ça l’intrigue, elle a même acheté un bouquin là-dessus, un jour, un truc qui s’appelait les sept symboles des rêves, ou les treize, elle ne sait plus bien. Peut-être l’a-t-elle emporté dans son déménagement, parce qu’elle aimerait bien savoir ce que ça veut dire, de voir Hitler dans un rêve. Bizarre tout de même… Sans doute à cause de l’émission de la veille sur les néo-nazis… C’était pourtant son père, pas Hitler, qui avait jeté sa mère dans l’escalier, il n’y avait pas loin de soixante-dix ans ?

Elle a fini son café, récupère le sucre au fond de son bol, feuillette vaguement le journal de la veille sans s’arrêter sur rien et se lèvre brusquement : elle a une lessive à faire, justement, elle n’a pas fait tourner la machine depuis au moins trois semaines. Le sac à linge est si lourd des vieux draps de lin datant de sa mère et qu’elle a changés récemment qu’elle le traîne pour le descendre au sous-sol, peste qu’il accroche sur une éclisse, tire et rate une marche. Sous l’effet de la douleur, elle a tout lâché ; torchons, serviettes et petites culottes se sont éparpillées dans l’escalier. Elle atterrit sur les genoux, dans une drôle de position, un peu plus bas, le souffle coupé, tente de se relever, s’accroche à la rampe, veut poser le pied par terre, hurle et retombe en arrière. Et si elle essayait d’avancer à cloche-pied ? Elle hasarde un premier saut, modeste pourtant, mais l’impact de son pied vaillant imprime une secousse à tout son corps et envoie une décharge dans sa cheville. Elle renonce, abattue. Et là, en bas de l’escalier, le sentiment l’envahit qu’elle a déjà vécu cette scène, mais elle ne sait plus quand… Une petite femme jetée au bas d’un escalier comme un sac de linge sale, blessée par sa chute et que personne ne relève…

-       Ma parole, souffle-t-elle tout haut en grimaçant, c’était un rêve prémonitoire !

A quelques mètres d’elle, un râteau, qui lui servirait bien de canne si elle pouvait l’atteindre, car il faut bien qu’elle appelle quelqu’un pour se sortir de là, regarder cette cheville qui est sûrement cassée ? Et le téléphone est là-haut, dans l’entrée.

-       Voyons, comment font les culs de jatte, marmonne-t-elle. Elle en a vu beaucoup dans bien des pays qu’elle a visités, le plus simple est de remonter sur les fesses. S’asseoir sur une marche…

Et, prenant appui sur ses mains et sur son pied valide, elle remonte petit à petit l’escalier à contresens puis, une fois arrivée en haut, se retourne et continue à quatre pattes jusqu’au placard à balais. Ça fera l’affaire, au moins pour atteindre le téléphone.

-       Le docteur ne peut pas venir, lui dit la secrétaire au bout du fil, il a trop d’urgences. Voyez monsieur Leboiteux !

-       Monsieur Leboiteux… Il y a un autre médecin à Corbigny ? fait Margot, étonnée.

-       Non, monsieur Leboiteux, le rebouteux !

-       Le rebouteux… Mais c’est le monde à l’envers ! s’écrie Margot, on est encore au Moyen Âge ici !

-       Non, non, au vingt-et-unième siècle, la détrompe patiemment la secrétaire, les médecins ne veulent plus s’installer ici. Mais croyez-moi, monsieur Leboiteux saura faire la différence entre une fracture et une entorse. En tous cas, il immobilisera votre pied et vous enverra éventuellement faire une radio à Nevers. Il nous rend de grands services.

-       Monsieur Leboiteux… répète Margot à qui ce nom évoque vaguement quelque chose, - elle ne sait plus quoi, vous avez dit monsieur Leboiteux, mais il exerce encore ? Ben décidément…

Pour la deuxième fois aujourd’hui, le rebouteux que Margot avait complètement oublié au fond de son enfance, s’impose à son souvenir.

-       Pourquoi décidément ? hésite la secrétaire. Ah, je vois ! Non c’est Bertrand, son fils, qui a pris la relève du père… Mais lui aussi il va bientôt arrêter.

 

***

 

-       Bertand Leboiteux, annonce l’homme qui, avec un sourire malicieux, a déjà tendu la main vers Margot, c’est pitié de ne se revoir que dans ces circonstances !

L’homme patiente quelques secondes mais le regard de Margot reste éteint. Appuyée sur son balai, elle a l’air ahuri. Leboiteux fils ressemble à son père comme deux gouttes d’eau. Margot n’en revient pas, se sent confuse, ne sait plus quel jour on est, quel âge elle a, si elle rêve ou si elle est bien là, mais dans sa cheville, la douleur, bien présente, bien réelle, lui remet les idées en place : c’est bien celle qui a mal, c’est bien elle qui s’est cassé la figure dans l’escalier tout à l’heure. Personne d’autre.

-       Tu ne me remets pas ?

-       On se connaît ? risque Margot.

-       J’étais dans la classe de ta mère ! reprend l’homme d’une voix enthousiaste à l’idée de rafraîchir la mémoire de Margot, et toi dans celle de ton père. J’avais trois ans de moins que toi… Enfin je les ai toujours, corrige-t-il et, autant peut-être pour se consoler de n’avoir laissé aucun souvenir à Margot que pour ne pas la gêner, c’est sans doute pour ça que tu ne te souviens pas de moi, ajoute-t-il.

L’œil de Margot ne s’éclaire toujours pas.

-       Oui, oui, oui, fait-elle, agacée, c’est pour ma…

-       Ta mère, continue l’homme qui ne prête aucune attention à l’impatience de Margot, ah, elle me fascinait quand elle nous faisait les leçons d’his…

-       Oui, et ben ça, c’est une autre histoire, coupe Margot, bourrue et, du bout de son manche à balai, elle montre son pied enflé, dans une charentaise hors d’âge, à grand renfort de gesticulations périlleuses.

-       Et la révolte des Jacques… Et la Saint Barthélémy et la Révolution française, tu te souviens ? reprend Leboiteux jetant un regard placide à la cheville de Margot.

Margot reste là, sur une jambe, armée de son balai,

s’appuyant au chambranle et pointant son pied avec insistance et mauvaise humeur. L’histoire, épique, qui ravissait l’enfance du rebouteux a l’air de l’intéresser beaucoup plus que celle qui, aujourd’hui, préoccupe Margot.

-       Bon, on ne va pas refaire le Monde, non plus, marmonne-t-elle, alors vous êtes là pour ma…

-       Tu me vouvoies ?

-       Je me suis…

Margot n’a pas le temps d’achever sa phrase : tout à son

paradis perdu, Leboiteux semble intarissable.

-       Et les leçons de choses, comme elle disait… C’était quelque chose, les leçons de choses avec madame Poirier…

-       C’est que je ne suis pas bien patiente, se récrie Margot en martelant le sol avec son manche à balai.

-       Aujourd’hui, t’es bien obligée, pourtant, plaisante Leboiteux en haussant les sourcils… Elle aimait ça, les leçons de choses, madame Poirier, ça se voyait, hein, elle savait observer. Elle m’a appris combien c’était important, d’observer la nature, les gens, de remarquer les détails. Elle et mon père.

L’air rêveur, Leboiteux dévisage Margot, ses cheveux

filasse, trop fins, trop rares, ses yeux trop pâles, son air furieux.

-       Elle disait toujours qu’il n’y avait pas d’intuition

féminine, je me rappelle, ni de voyance extralucide, que tout ça n’était qu’attention aux détails, tu te souviens ? Pas de magie ni de naturel féminin : les détails, prêter attention aux détails… Tu te rappelles ? Tout était dans l’éducation, pour elle.

-       Ça, elle y croyait à l’éducation de tous, concède Margot d’un ton qui voudrait bien mettre un point final à l’énumération des qualités de sa mère, que son fervent disciple lui chante depuis dix minutes au lieu de s’occuper de son pied.

-       Elle nous apprenait à faire des herbiers, ça, elle connaissait les fleurs et les plantes… Pas aussi bien que mon père peut-être, mais… Ils s’entendaient bien d’ailleurs. Je me souviens du jour où elle l’avait pris en exemple devant toute la classe : je peux te dire que j’étais pas peu fier !

Et, pendant qu’il s’agenouille enfin pour regarder le

pied de Margot, Leboiteux fils n’en finit pas d’allonger la liste des vertus de sa maitresse d’école, si soucieuse de bien faire, si soigneuse, si délicate, si passionnée par son travail, etc. etc. Margot soupire profondément.

-       Ça te fait mal ?

-       Ah oui.

-       Ça va durer quatre ou cinq bonnes semaines, peut-être six.

Tout en bandant le pied douloureux, Bertrand Leboiteux

regarde autour de lui.

-       Elle savait très bien dessiner aussi, je me souviens de ces gravures… Tu as gardé ses gravures ?

-       Elles doivent être au grenier, dans une malle. Toutes ces vieilleries, j’en avais marre, je m’en suis débarrassée.

-       Tu me les montreras, ça me ferait plaisir ?

Tout appliqué qu’il est à fixer la bande avec une épingle de nourrice, Bertrand Lejoyeux s’est tu un instant. Margot se prend à espérer que la veine est tarie, mais non.

-       Ton père, par contre, reprend-t-il en se relevant, lui, il se moquait des gens. De leur crédulité. Il disait que la sorcellerie, la magie, les bondieuseries, tout ça, c’était à foutre dans le même panier, bon pour les imbéciles ; les arriérés. J’en prenais pour mon grade…

C’est juste, Margot entend encore les déclarations tonitruantes de son père ; sa voix…. Sa voix puissante, si convaincante, ses réparties à terrasser son auditoire de sorte que, dans la famille, on s’accordait à dire qu’il aurait dû faire de la politique. Il aurait fasciné les foules. En tous cas, petite fille, elle voyait bien qu’il clouait le bec à tout le monde et ça la subjuguait. Elle était fière d’être du côté du plus fort et l’humiliation infligée au petit Leboiteux l’amuse encore. Elle ricane.

-       Ça n’aidait pas à se faire des amis, continue Leboiteux sans se soucier du regard rêveur, un peu absent, de Margot. Il était amer, ton père… Si je peux dire, ajoute-t-il en pouffant légèrement de rire devant le jeu de mots qu’il n’a pas voulu.

Puis, avec un soupçon d’amertume, lui aussi, devant le masque indifférent de Margot, il reprend :

-       Il avait trop de mépris pour les gens, ton père, c’est ça qui l’isolait, hein, parce qu’à Corbigny, il y avait tout de même, - à cette époque en tous cas, aujourd’hui je ne sais pas, c’est pas pareil, même les imbéciles ont des diplômes -, oui, y avait plein de gens intelligents, même s’ils n’avaient pas fait d’études. Des gens qui savaient plein de choses…

Margot n’écoute plus vraiment. La voix de stentor de son père tonne à ses oreilles, vibre dans son corps. Un orateur qui en aurait imposé à l’époque des meetings sans micro. Qui aurait surpassé les autres… Comme Danton, avec ses boutades ? A quoi ressemblait Danton ? A Depardieu, comme dans ce film qu’elle a vu il y a des années ? Ou à son père ? Avec ses sourcils noirs et broussailleux, ses yeux noirs, et sa façon péremptoire de rejeter la tête en arrière pour dominer son auditoire ? Il avait une mèche de cheveux qui retombait sur son front lorsqu’il ponctuait ses discours d’un coup de menton trop vigoureux. Un vrai tribun, galvanisant la foule sur le forum de la Rome antique…

-       Monsieur Poirier est souffrant ce matin…

La voix de Leboiteux, qui a changé de ton, ramène Margot au présent.

-       On savait bien de quelle maladie il s’agissait quand elle disait ça, ta mère, hein, mais on se taisait par égard pour elle… Et elle prenait sa classe en charge en plus de la sienne. Et nous qui l’avions eue dans les petites classes, on voyait bien que les corrections, dans nos cahiers, c’était souvent son écriture.

Leboiteux n’en finit pas. Margot a hâte qu’il s’en aille. Même si elle manque de compagnie, elle préfèrerait qu’il ne remue pas ces souvenirs-là. Ça fait beaucoup pour aujourd’hui. Tout de même, il l’a relativement rassurée sur son pied : non, non, il n’y a pas de fracture, pas la peine d’aller faire une radio, c’est une double entorse de l’avant-pied, a-t-il dit sans hésiter. Alors elle se tait, refoule son agacement. Quoiqu’il en dise finalement, se dit-elle en soulevant ironiquement les sourcils, il n’a peut-être pas tant d’intuition que cela, puisqu’il ne semble pas remarquer son désintérêt manifeste.

-       Elle a eu bien du mérite, ta mère, continue d’ailleurs Leboiteux, elle faisait tout pour sauver la face de ton père, hein…

Ils causent encore un peu, lui surtout.

Il a, dit-il, toute la confiance du médecin qui lui envoie ses patients pour leurs rhumatismes, leurs lumbagos, torticolis, foulures, vertiges et même leurs troubles digestifs. Il parle de son activité croissante, de ses enfants qui ne reprendront pas le fonds de commerce, dit-il. Il se lève enfin et pose sur la table un pot d’onguent.

-       Deux fois par jour. Tu masses avec ça, doucement.

-       Qu’est-ce que c’est ?

-       Oh, rien de révolutionnaire, c’est ce que mon père donnait déjà à ta mère à chaque fois qu’elle était couverte de contusions, alors tu vois, c’est un vieux remède… Je vais te chercher des cannes anglaises, que tu puisses te déplacer un peu.

Margot ne répond pas et, sidérée, regarde Leboiteux lui tourner le dos pour gagner la porte. Elle vient de comprendre qu’il y avait eu, dans son enfance, bien d’autres scènes que celle qui lui est revenue tout à l’heure au réveil. Au fond… Ce père qu’elle avait toujours trouvé si brillant, dont l’ironie faisait taire n’importe quel adversaire, ce père qui aurait pu être un orateur politique de talent, un meneur d’homme, ce père qui l’avait fascinée avait donc aussi été une brute ? Et tout le monde le savait, sauf elle ? Elle médite, fronce les sourcils, songe à sa mère qui s’évertuait à le lui cacher, à la protéger de la réalité, à ne pas ternir à ses yeux l’image de son père, à préserver l’admiration qu’elle avait pour lui… Peut-être aussi faisait-elle ça pour garder l’illusion de sa réussite à elle, d’avoir été choisie par un normalien elle, la petite suppléante dont le père ne savait pas écrire et qui, avant d’être jugée digne d’intégrer la fonction publique, avait, pendant des années, fait des remplacements dans toutes les écoles du pays, rejoignant chaque soir, à vélo, sa chambre chez ses parents à des kilomètres de là. C’est que ça grimpe, dans la région ! l’entend-t-elle encore raconter.

Affalée sur sa chaise de cuisine, Margot est un peu sonnée. -- La douleur, sûrement, propose Leboiteux qui a rapporté de sa voiture des cannes anglaises et les règle à bonne hauteur.

-       On dirait que tu me guides à l’autel ! s’esclaffe Margot comme il lui donne le bras pour l’aider à s’installer dans un fauteuil.

Leboiteux, qui sourit d’un air entendu, a approché une chaise pour surélever la jambe de Margot. Elle n’est pas le genre de femme qu’il aurait jamais choisie. A moitié folle, voire complètement dingue, comme disent les gens par ici. 

-       Garde la jambe en l’air en attendant, conseille-t-il.

Lui non plus n’est pas son genre à elle. Rien de physique, non, il est même bien conservé, assez bel homme finalement, quoiqu’il ait le nez un peu trop busqué, le poil trop noir et le teint un peu trop mat au goût de Margot. Aussi brun que mon père, au fond, se dit-elle aussitôt, mais c’est l’image de la mèche brune d’Hitler, dans son rêve, qui lui revient. Brune. La mèche brune d’Hitler, dont le type n’avait pourtant rien de commun avec la blondeur de l’Aryen idéal. C’est la première fois que ça saute aux yeux de Margot, c’est tout de même paradoxal que ce petit bonhomme au poil noir ait exalté la blondeur, la haute taille et la musculature… Peut-être se rêvait-il de la race supérieure de ces beaux grands Vikings ? Ces beaux hommes aux fesses roses comme elle les aime, elle aussi.

-       L’homme de mon rêve… Ah, comment dit-on déjà, marmonne Margot, c’est agaçant… Ah, c’est ça : on dit l’homme de mes rêvesEin führer, murmure-t-elle.

Leboiteux, la main sur la poignée de la porte, se retourne.

-       Pardon ?

-       Rien, rien.

 

 

 

 



19/04/2024
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