le-soleil-et-la-lune

le-soleil-et-la-lune

L'homme de ses rêves

 

 

 

Quand, trente ans avant elle, ses parents sont venus se retirer à Corbigny où, depuis des siècles, tous les Poirier sont nés, ont fait des enfants, et sont morts, le bourg, de gros marché agricole qu’il était du temps de la France rurale, avait déjà périclité. L’instruction pour tous, puis le remembrement et la concentration des exploitations avaient poussé les enfants d’agriculteurs à quitter la ferme. Dès la fin des années soixante, le champ de foire n’avait plus de raison d’être ; même la kermesse annuelle n’avait plus lieu. Vingt ans plus tard, au retour des Poirier père et mère, la plupart des commerces avaient fermé, mais il restait encore un boulanger, un bureau de tabac, un boucher et une supérette.

Depuis, le village s’est encore vidé, la boucherie a fermé, et il faut attendre le jour du marché pour acheter de la viande. C’est pourtant là qu’après avoir fait le tour du monde, Margot est revenue se terrer. Elle ne sait pas trop pourquoi, elle n’a plus personne sur place. On lui avait conseillé de rester plutôt à Nevers, où ses parents lui avaient laissé une autre maison. Mais non, il a fallu qu’elle laisse sa maison en ville à des gens qui apprécient la proximité des commerces, du cinéma, des restos, et qu’elle retourne, elle, à Corbigny, où elle n’a jamais vécu. Elle est coincée là, dans ce trou, comme aurait dit sa tante, à la merci des horaires du car, dans ce pavillon meublé au goût de sa mère et qui ressemble à tous les autres. Elle n’a jamais pu apprendre à conduire, elle est trop peureuse pour ça, alors, de temps en temps, elle prend le car pour aller à Nevers, à cinquante kilomètres de là. Elle essaie de ne pas revenir trop chargée, à cause de son dos, qui la fait parfois souffrir, mais aussi parce qu’elle se soucie de ressembler à toutes ces femmes-portefaix des pays du Sud qu’elle a visités. Mais elle n’a même pas un âne pour porter sa valise jusqu’à l’arrêt du car, ou pour aller voir des amis à l’extérieur du bourg.

Elle n’a guère l’occasion de parler qu’à la banque, à la Poste ou devant le camion du boucher où l’on se plaint beaucoup de la pluie et du beau temps. La conversation l’y amène immanquablement à déplorer l’indiscipline des gens, la conscience professionnelle approximative des artisans ou l’absence d’organisation dans les administrations, bref toutes ces choses qui, affirme-t-elle, manquent aux Français pour rivaliser avec les Allemands, qu’elle donne en modèle.

-        Je sais ce que je dis, revendique-t-elle avec force

mouvements de tête en attendant son escalope, j’aime mieux vous dire !

.      Toute une vie passée en Allemagne lui permet, dit-elle, de comparer les gens et les cultures de chaque côté du Rhin et elle regrette la rigueur teutonne, comme elle ditIl y en a que ça blesse. Il arrive qu’ils lui conseillent d’y retourner au plus vite, Outre Rhin, mais la plupart  la laissent dire et, dès qu’ils sont servis, s’éloignent avec, dans leur panier, un petit paquet de viande emballé de papier kraft. Pour eux, elle est la dingue qui s’est trompée d’époque. Sans plus d’importance. Mais un jour, un ivrogne qui, venant chercher ses rillettes et ses saucisses hebdomadaires, l’a saluée en claquant des talons et en levant le bras avec un Heil ! bien sonore. Elle a eu un rire bref et fait le dos rond, exactement comme faisait sa mère.

Elle a eu des jours meilleurs. Du temps où elle travaillait, elle avait, en cumulant ses droits aux congés d’une année sur l’autre, suffisamment d’argent pour faire, tous les deux ans, un beau voyage de deux mois ou presque. Entre temps, elle rêvait du ciel bleu, des couleurs vives des saris et des vêtements des femmes, des spectacles de danse auxquels elle ne manquait pas d’assister, des paysages grandioses, de tout cet exotisme qui lui en mettait plein les yeux. Dire qu’à cette époque, -elle n’en revient pas elle-même-, elle partait seule et, sur place, utilisait pousse-pousse, touk-touk, calèche, cars ou taxis.

Elle a toujours vécu seule, ou presque. Quelques mois de mariage, c’est tout. Fille unique et inespérée de parents vieillissants, elle n’a guère eu, dans l’enfance, de compagnons de jeux ou de confidents ; adulte, elle a eu des amants de passage, qu’elle aimait bien en chair, blonds et roses comme des petits cochons bien gras, disait-elle volontiers en pouffant. Bien plus d’expérience des hommes que sa mère, en somme, songe-t-elle parfois, qui n’avait connu, pour le meilleur et pour le pire, que son Gaëtan, un fort en gueule chargé de donner aux enfants les bases de l’instruction, mais porté sur la bouteille, et que la pédagogie n’intéressait pas. Soit qu’on l’évitât, soit qu’il ne trouvât pas, à la campagne, d’interlocuteurs à son goût ou à sa mesure, Gaëtan s’était aigri en même temps qu’il s’enfonçait dans l’alcoolisme. Quand on venait lui rendre visite, il annonçait d’abord, à voix de stentor et l’air rigolard, le décompte des jours qui le séparaient de la retraite puis il se mettait à commenter l’actualité politique, s’empressant de se féliciter de telle ou telle révélation du Canard enchaîné. Il aimait aussi se gausser des anecdotes que sa femme, institutrice comme lui, rapportait. Les sarcasmes de Gaëtan étaient d’autant plus brillants qu’il n’avait pas d’adversaire pour lui répondre. Son entourage et son travail ne lui avaient jamais convenu, mais il n’avait jamais cherché à s’en échapper. Etait-ce de se sentir si impuissant à modifier le cours de son destin, mais il lui arrivait de passer sa rage sur sa femme qui, elle aussi, se croyait condamnée à accepter son sort. Elle aurait eu pourtant beaucoup à gagner à tenter un second coup de dés, mais la peur du changement était encore plus forte que celle que son mari pouvait lui inspirer quand l’alcool lui montait à la tête, plus puissante que la révolte d’avoir à nettoyer les vomissures du grand homme. Elle avait grand honte, et s’ingéniait à dissimuler la réalité de celui que les gens trouvaient facilement supérieurement intelligent, puisque son maniement de la langue lui permettait de dominer facilement les autres ; le verbe haut, Gaëtan avait toujours le dernier mot. Quant à sa femme, qui gardait la maison propre, tenait les comptes et faisait tout le travail de préparation et de correction que son mari ne faisait pas, ses allusions aux déceptions que lui causait son époux agaçaient Margot qui les qualifiait de jérémiades.

-        T’as qu’à le laisser mijoter dans son vomi, et puis

voilà ! lançait-elle à sa mère, gamine encore, en haussant les épaules, car elle avait pris l’habitude de tout prendre à la légère, de s’amuser de tout, même de l’état de décrépitude de son père, même du désarroi de sa mère.

 

Seule sa fille unique faisait la fierté de cet homme qui ne s’était jamais donné les moyens d’aller chercher, ailleurs, un emploi plus satisfaisant. Gaetan admirait l’audace, le goût de l’aventure et la fantaisie de Margot. L’inventivité de ses plaisanteries ou de ses mises-en-scène, qui montrait à tous combien sa fille avait l’esprit vif, le réjouissait. Le plaisir que Margot lisait alors sur le visage paternel décuplait sa joie de si bien réussir à provoquer la gêne chez les autres, et d’abord chez sa mère qui ne savait plus où se fourrer. Margot redoublait alors de gesticulations et de provocations de mauvais goût.

Un jour, -elle devait avoir treize ou quatorze ans-, elle avait trouvé dans un sous-sol, chez sa grand-mère, un casque de la guerre de 14 et de vieilles bottes en cuir dont on ne savait comment elles se trouvaient là puisque son grand-père n’avait jamais eu droit, pour patauger dans les tranchées, qu’à des godillots et à des bandes molletières de soldat de première classe. Pour amuser la galerie des oncles et tantes présents ce jour-là, elle avait coiffé le casque, enfilé les bottes et, s’emparant d’un manche de pioche qu’elle tenait plaqué contre son corps comme un fusil, elle s’était mise à marcher au pas de l’oie en braillant le Haili Hailo du chant militaire que, pendant l’occupation, les soldats allemands en patrouille chantaient à pleins poumons. Sa mère avait eu son rire bref et un peu jaune ; certains, gênés, n’avaient rien osé dire ; son père s’était esclaffé de bon cœur et les autres avaient haussé les épaules : c’était un enfantillage, une mascarade comme la gamine en était coutumière. Margot gesticulait, hilare et, d’une voix suraiguë,  lançait à la cantonade des sommations véhémentes. Comme son père, elle paraissait ravie de son improvisation. Après un dernier salut hitlérien, elle avait fait le tour de son public avec des yeux rigolards et avait conclu, du ton impérieux dont les nazis ont laissé le souvenir :

-        Personne ne moufte, hein !

On l’avait laissée faire sa parade toute seule. Pourtant, ça rappelait à la petite assemblée une période qu’elle aurait aimé oublier. Si la gamine adorait les tenues militaires, les bottes cirées, les uniformes ajustés, les films de guerre et la façon enfin dont tout le monde pliait devant les ordres aboyés, on mettait ça sur le compte de la plaisanterie plutôt que d’imaginer une attirance réelle pour la chose militaire, voire pour les dictatures.

 Plus tard, ses études bien entamées et sa majorité atteinte, Margot était partie Outre Rhin et s’était coulée avec délice dans le mode de vie des Allemands de l’Ouest, et puis elle avait commencé à voyager. Très loin. Quelle audace, quelle indépendance, quelle organisation... Ça épatait sa famille, ses collègues…

Dire que maintenant, elle s’en rend bien compte, elle a peur de tout, même de traverser la rue, et n’arrive plus à décider de rien, une paire de chaussures, une marque de chocolat, un horaire de train...

-        Au moins, j’ai vu du pays, dit-elle, on ne peut pas en

dire autant de tout le monde, hein ?

Avant les pays du Nord, la Finlande, la Suède, la Norvège, avant les pays d’Asie, avant encore l’Indonésie, l’Inde et le Népal, elle était allée au Japon, en URSS, en Pologne, en Tchécoslovaquie, où elle avait visité les champs de bataille napoléoniens et admiré les grandes reconstitutions : Austerlitz, Wawre, Aix-les Batailles, Leipzig, Montereau et hélas, ajoutait-elle, Waterloo. Elle ne se lassait pas d’admirer les uniformes chamarrés, de s’instruire sur le nettoyage des fusils, d’assister aux démonstrations de tirs de canon et de mise en ordre de bataille. Elle avait aussi voulu voir les camps de concentration, tous les camps de concentration. Certains ne faisaient-ils pas cela en pèlerinage ? Pourtant le renouvellement de ces visites dans les camps de la mort en troublait certains. Il y avait quelque chose de gênant dans cet attrait répété pour l’horreur. Dans cette fascination.

Un jour de folie, elle s’était mariée. Brièvement. A bien y réfléchir, elle n’avait dit oui que pour le gag : comme Ted la dépassait déjà de quarante-cinq centimètres, pour accentuer encore leur différence de taille, elle trouvait amusant de marcher dans le caniveau et les gens se retournaient sur leur passage. Mais il venait d’Outre Atlantique et cette étrangeté-là ne l’avait pas séduite plus de quelques mois. Personne d’autre ne lui avait ensuite proposé le mariage ; elle n’avait guère eu que des amants de passage. Le plus durable avait été Douglas qui, dans un dancing où il fêtait la fin de la tonte, avait regardé sa blondeur peroxydée avec appétit. Il avait comme elle les joues rouges et les fesses roses comme elle les aimait, mais il était fermier. Elle serait bien restée avec lui dans son Far East australien mais ça, la vie à la ferme, elle ne pouvait pas. Ses parents ne lui avaient pas donné de l’instruction et payé des études pour qu’elle  replonge dans le travail harassant de la terre et des bêtes. Bien sûr, Douglas possédait une ferme immense, un élevage d’autruches et un énorme troupeau de moutons, ça n’avait rien à voir avec la besogne de ses ancêtres, mais elle ne savait rien faire d’autre que de s’apitoyer sur le sort des agneaux qu’il vendait aux abattoirs ; ça agaçait déjà un peu Douglas, ça l’aurait vite lassé. Et puis, à cette époque-là, elle avait encore la bougeotte. Elle voulait pouvoir repartir à la découverte de toujours plus d’exotisme. Ça, l’exotisme, elle avait  aimé ça. Celui de son beau Polynésien dont la peau brune contrastait si fort avec la sienne, si blanche... Tu es vraiment magnifique, lui disait-elle comme s’il ne le savait pas, lui qui, le torse nu et luisant de monoï, avec toute la gentillesse du monde, proposait presque ouvertement ses services aux touristes. Faire l’amour avec lui, et recommencer, et en redemander, avait été très excitant ; lui aussi semblait l’avoir trouvée à son goût… Il y avait eu aussi un grand Suédois. Un bucheron. Pas beaucoup d’instruction, mais beau. Au goût de Margot en tous cas. Des yeux transparents. Des traits assez fins pour un Européen, un peu comme ce Thailandais, quelques années plus tard. Pour celui-là, c’avait été plus compliqué, il avait femme et enfants et espérait obtenir d’elle un peu d’argent pour les nourrir. Mais si ces aventures de vacances dormaient dans son lit et mangeaient à sa table tout le temps qu’elle séjournait là-bas, elle ne leur payait jamais plus qu’un maillot de bains, une serviette de plage ou une casquette, parfois quelque médicament. Pas de billet, comme aux prostitués, en Europe. Ça l’avait déçu, le beau Thailandais, mais elle n’avait pas cédé. Au moins, avec les autres, elle pouvait croire que l’aventure avec une petite blonde aux yeux bleus en valait la peine et leur suffisait, à eux aussi.

Elle avait eu, pendant plusieurs années, un amant en Afrique du Sud ; elle aurait pu finir sa vie avec lui. Il avait des chiens, des Ridgebacks très gentils, se remémorait-elle avec apitoiement. Ils étaient dressés à attaquer les noirs qui se seraient aventurés dans sa propriété. Heureusement, ils étaient bien tenus à l’écart et elle ne s’était pas hasardée dans leurs faubourgs et leurs quartiers. Elle avait adoré son long séjour là-bas. Une société bien triée et bien blonde où tout était bien net, bien propre. Elle ne sait pas si elle n’aimerait pas y retourner... Mais au fond, ça a tellement changé, elle craindrait d’être déçue. D’ailleurs Geert l’avait tout de même renvoyée sans trop d’égards, parce qu’elle ne savait vraiment pas recevoir comme il voulait les gens qu’il fréquentait, et qu’elle n’avait jamais pu se mettre au golf, qui le passionnait. La vie commune s’était ainsi progressivement révélée difficile.

Après Geert, les autres hommes qu’elle avait fréquentés, au travail ou en voyage, ne lui avaient rien proposé ; elle n’avait plus vraiment eu l’occasion de faire un bout de chemin avec quelqu’un, aussi était-elle restée célibataire.

Elle ne regrette pas de n’avoir pas eu d’enfants, elle ne les aurait pas supportés, répète-t-elle en branlant précipitamment du menton. Elle les a déjà en horreur dans l’espace public, dans les transports, alors…

Aujourd’hui, elle est revenue là où elle n’a jamais vécu mais où son père et sa mère sont enterrés. Elle est revenue avec toute son expérience allemande, son amour et sa nostalgie pour l’Allemagne, l’Allemagne de l’Ouest, disciplinée, propre, rigoureuse, celle du mark fort et de la production industrielle de première qualité. Elle regrette cette vie bien réglée. Elle traverse aux clous et râle contre l’impatience des Français, des Parisiens surtout, c’est vrai, qui ne peuvent même pas attendre que le feu soit au vert. Elle s’étonne qu’on ne doive pas aller se déclarer à la préfecture, ou à la mairie, lorsqu’on emménage. Elle observe à la lettre tous les règlements, pinaille sur les prescriptions et exige qu’on lui donne en long et en large l’explication du moindre mode d’emploi comme si, faute de le suivre à la lettre, la machine pouvait lui exploser dans les mains et le Ciel lui tomber sur la tête.  Et elle se retrouve seule devant sa télé. De temps en temps, elle fait venir un artisan pour réparer ceci ou cela, et ne voit guère que le boulanger, l’épicier ou le boucher ambulant. C’est l’occasion pour elle de causer, comme elle dit, car elle a décidément une façon de parler que les gens trouvent démodée, bizarre. Elle ne fait pourtant rien d’autre que ce que faisait son père quand, après-guerre, il utilisait le patois comme si, pour se faire comprendre ici, dans le Nivernais, lui, le normalien qui en savait long, devait s’adapter à la langue vulgaire, de sorte que tout le monde sentait qu’il condescendait à parler comme tout le monde.

La langue de Margot date, comme datent ses habitudes, sa manière d’être, ses gestes. Elle n’en a pas conscience. Avec sa façon de rentrer la tête dans les épaules en s’esquivant à petits pas, sa façon de ponctuer toutes ses phrases d’un hein ? ou d’un hum, comme un ‘N’est-ce pas’ qui n’attendrait pas vraiment de réponse mais supposerait une approbation implicite, on dirait sa mère, cette femme d’une autre époque, perspicace, fine, minutieuse et industrieuse, fataliste aussi devant son sort d’épouse mal lotie. On dirait que le corps de Margot est habité par sa mère, qu’elle avoue avoir bien mal connue ; elle ne s’y est jamais vraiment intéressée. Adolescente, dans les matchs qui opposaient ses deux parents, elle avait toujours pris le parti de son père, celui de ceux qui assujettissent les femmes et se moquent comme de l’an quarante de leur lassitude à devoir toujours prévoir, penser, organiser, s’affairer pour eux, pour les enfants, pour les autres. A devoir attendre. Nettoyer, cuisiner, ranger pour eux. 

-        Que le meilleur gagne !, applaudissait Margot, hilare,

et elle narguait sa mère, toujours vaincue.

Elle déteste les gamins, qui réjouissaient sa mère, les jeunes, qui l’amusaient et les noirs qui l’intriguaient. Comme des idées fixes, ils envahissent sa conscience. La présence des Turcs aussi, et des Arabes, comme elle dit, la préoccupent. Avec son vocabulaire marqué au sceau du porte-plume et de l’empire colonial, selon ses interlocuteurs, elle tâte le terrain pour voir si elle peut en parler plus librement. L’air l’innocent, elle argue du besoin d’être éclairée par plus savant qu’elle sur ce qu’on en dit. Provocation ou opinion réelle, on a du mal à y voir vraiment clair, mais c’est tout de même un peu trop insistant, un peu trop obsessionnel pour n’être qu’une plaisanterie, et la plupart se détournent d’elle. Alors elle regarde la télé ou ses vieilles cassettes vidéo, et elle sort le chien, celui des voisins, parce qu’elle adore les animaux mais n’en a pas à elle, -peut-être qu’elle voyagera encore, et avec un chien, ce n’est guère possible !-.

 

Elle a mis la télé. Sur l’écran du salon, Elise Lucet est apparue. En pied d’abord. Le visage grave, elle se rapproche, jusqu’au gros plan qui n’épargne rien de ses rides.

-        Ah, ça va peut-être être intéressant, dit Margot en

allant monter le son.

Puis, serrant son gilet de laine sur sa poitrine parce qu’elle doit veiller à sa consommation de gaz, elle se carre dans son fauteuil.

-        Ah, ben tiens, évidemment, avec tous ces immigrés…

On va bientôt tous se réveiller au chant du muezzin !

Comme d’habitude, du fond de son salon, elle donne la réplique à la journaliste qui là-bas, dans les studios, commente des images de ratonnade et prétend s’inquiéter de la remontée des groupes néonazis.

-        - Qu’est-ce qu’est pire, au fond, que ces gens-là... le

tiers monde… nous donnent le la ou que ces gars-là rêvent d’ordre et de grandeur… Bon, peut-être trop, à la réflexion ? poursuit-elle… Parce qu’on a assez fermé les yeux, hein… On ferme les yeux, oui… Ah, bougonne-t-elle, mais on n’a pas un beau programme avec de beaux paysages… ? Y en a assez de toutes les misères du monde.

Elle bondit comme un ressort vers la télécommande, qu’elle a pourtant eu bien du mal à domestiquer et zappe en râlant.

-        Alors, qu’est-ce qu’il y a sur les autres chaînes ?

  Des débats… Une émission de cuisine… Elle revient en arrière, ne trouve décidément rien à son goût. Elle regrette Thalassa, ça la faisait voyager. Peut-être, s’il y avait une émission de variétés sur la Une ? Même pas. Edition spéciale 8 mars.

-        Ah, les femmes battues maintenant… soupire Margot,

qui repose la télécommande en apostrophant celle qui derrière l’écran, à des centaines de km de là, raconte sa dépendance à son homme.

Ça l’énerve, ça, la dépendance, elle n’y comprend rien, à ces gens qui retournent vers leur bourreau.

-        On dirait qu’ils en redemandent ! s’écrie-t-elle

comme chaque fois qu’elle tombe sur le sujet, et elle trouve que c’est bien souvent. Bon, s’il n’y a rien d’autre

Elle va aller se coucher. Elle se lave les dents en ronchonnant, regrettant un beau film,  avec des belles images, de beaux paysages, et puis une belle histoire. Ou bien un film de guerre, avec de beaux grands hommes bien bâtis dans de beaux uniformes. Elle a une âme de midinette, Margot, elle aime les grandes histoires romantiques et les grandes épopées où les héros risquent leur vie dans des périls épouvantables. Elle rêve de gens comme elle n’en a jamais connus. Ceux d’Envoyé spécial ou d’Infrarouge sont trop ordinaires, elle en a assez des gens ordinaires, elle en voit tous les jours. Ça lui rappelle sa mère, qui mine de rien se plaignait de l’ivrognerie de son père et qui, si elle essayait maintes ruses pour le détourner de l’alcool, ne faisait rien pour le quitter.

-        Va y comprendre quelque chose, ronchonne-t-elle.

Elle a attrapé son peignoir et filé vers sa chambre en haussant les épaules. Dix minutes après, elle est endormie pour neuf heures d’affilée. Pourtant le jour, au réveil, la trouve haletante comme au sortir d’un marathon. Elle a fait un cauchemar qui la poursuit devant la casserole d’eau qu’elle fait bouillir pour l’œuf de son petit déjeuner. Cette nuit, elle a assisté à une drôle de scène. Ça se passait dans une auberge de Bavière où elle a séjourné autrefois, lors d’une fête de la bière, et qui avait une si belle fresque murale en bleu et blanc… Il y avait, dans l’encoignure de la chambre, un pauvre corps de femme recroquevillé sur lequel Hitler, titubant de colère, fondait en hurlant. Et, crachant que les dégénérées comme elle commettaient un crime en procréant, il arrachait la bague que la misérable créature, en protégeant sa tête de ses bras, exposait à sa fureur. C’était la bague de fiançailles de sa mère.

-        Trois générations ! hurlait Hitler, trois générations !,

 Empoignant la femme par le col de sa robe, il la soulevait alors du sol et l’envoyait valdinguer dans l’escalier comme un paquet de linge sale. De toute évidence, la femme était petite et légère. Un peu le format de sa mère...

- Où est-ce qu’on va chercher ça ?, marmonne Margot en secouant la tête comme pour en chasser des mouches.

Elle déteste rater la cuisson de l’œuf à la coque et coupe le feu sous la casserole.

A la réflexion, cette façon de jeter cette femme comme un paquet de linge sale, ça lui rappelle l’habitude qu’avait sa mère, justement, de jeter les draps et les serviettes souillées au bas de l’escalier pour les emmener ensuite à la buanderie... Un matin que, petite fille, elle s’était levée tôt, elle s’était amusée à shooter dans le tas et, dans les draps et les serviettes ainsi dispersés, avait révélé des traces de vomissures.

- Ah mais c’est dégoûtant, avait-elle reproché à sa mère en se bouchant le nez, tu laisses traîner ça partout !

- Ton père a encore été malade, avait répondu sa mère.

Comme, jusqu’à présent, il avait toujours ressuscité de ses malaises et maladies, Margot ne s’était pas inquiétée des raisons de l’indisposition paternelle mais, ça lui revient maintenant, bizarrement, il y avait eu un autre matin où, alarmée par une sorte de chahut suivi d’un bruit de dégringolade, puis d’un choc, elle s’était précipitée dans l’entrée et, au pied de l’escalier, en un petit tas échevelé, c’est sa mère qu’elle avait trouvée, douloureuse et gémissante, ramassée sur elle-même, recroquevillée comme dans le cauchemar qu’elle venait de faire et qui, voyant sa fille, avait voulu se relever. Alors, prenant appui sur son bras, elle avait hurlé, puis s’était reprise et, essayant de sourire à sa fille, avait voulu la rassurer.

Ne t’inquiète pas, j’ai raté une marche, je dois avoir des bleus partout, ce n’est rienVa te recoucher, y a école tout à l’heure.

A huit heures et demi, Margot l’avait retrouvée à la cuisine la main dans la poche, sans doute pour soutenir son bras droit inerte. De la main gauche, elle avait servi à Margot son petit déjeuner. A neuf heures, elle accueillait les élèves.

- Monsieur Poirier est souffrant, et moi, avait-elle grimacé en désignant du menton son bras calé dans la poche de sa blouse et en s’efforçant de sourire, je suis tombée dans l’escalier. Puis elle avait annoncé, presque joviale, qu’elle allait avoir besoin d’assistants, et avait fait rentrer tout le monde.

Margot et un élève de sa mère, dont l’orthographe était meilleure que celle des autres, avaient été mis à contribution pour écrire au tableau à la place de la maîtresse, qui avait passé la matinée à faire la navette entre sa classe et celle de son mari.

- Je ne suis pas ta secrétaire tout de même ! avait protesté Margot.

Le midi, il avait fallu aller chercher le rebouteux. Margot avait fait remarquer qu’elle n’avait pas que ça à faire, de sorte que c’était un petit de la classe de sa mère qui s’en était chargé.  Il avait ramené l’homme qui avait vérifié la sensibilité des doigts de l’institutrice, tâté sa clavicule et jeté un drôle de coup d’œil sur son visage. Alors seulement Margot elle aussi avait regardé sa mère et remarqué qu’elle avait un œil poché. Puis l’homme avait baissé les yeux et s’était tu en remettant en place l’épaule déboîtée, ce qui avait arraché à sa patiente un cri bref.

- Vous devriez mettre quelque chose sur vos bleus... avait recommandé le rebouteux... Et sur votre œil aussi, avait-il ajouté, la petite va venir chercher ça chez moi après la classe, hein ?

Au repas, Margot avait encore dû aider à mettre la table ; elle avait râlé puis,  réclamant son père, l’avait cherché partout avant de le trouver profondément endormi dans le sous-sol. Il ronflait à faire vibrer les murs. Protestant que ce n’était pas un jour à faire la grasse matinée et qu’il était grand temps de se lever, elle l’avait secoué ; il avait grogné, s’était retourné, mais n’était pas sorti du sommeil.

 

***

 

Elle a mangé son œuf à la coque sans trop se régaler, elle a la tête ailleurs. Étrange, trouve-t-elle, que cette journée-là, qu’elle avait oubliée, lui revienne si longtemps après. Elle ne connaît rien à la psychologie, n’a jamais rien lu là-dessus, ça ne l’intéresse pas ; les rêves, pourtant, si, ça l’intrigue, elle a même acheté un bouquin là-dessus, un jour, un truc qui s’appelait Les sept symboles des rêves, ou les treize, elle ne sait plus bien.  Peut-être l’a-t-elle emporté dans son déménagement, parce qu’elle aimerait bien savoir ce que ça veut dire, de voir Hitler dans un rêve ? Bizarre tout de même. Elle aura sûrement recyclé, comme disent les gens, l’émission de la veille sur les Nazis... En réalité, c’était pourtant son père qui avait jeté sa mère dans l’escalier, il y avait pas loin de soixante-dix ans ; pas Hitler ? L’imagination, se dit-elle, fait de drôles d’allers-retours dans le réel ; on n’inventerait rien, en sorte ?

Elle a fini son café, récupère le sucre fondu au fond de son bol, feuillette vaguement le journal de la veille sans s’arrêter sur rien et se lève brusquement : elle a une lessive à faire, justement, elle n’a pas fait tourner la machine depuis au moins trois semaines. Le sac à linge est si lourd des draps qu’elle a changés récemment qu’elle le traîne pour le descendre au sous-sol, peste, et rate une marche. Sous l’effet de la douleur, elle a tout lâché, torchons, serviettes et petites culottes se sont éparpillées dans l’escalier. Elle atterrit sur les genoux, dans une drôle de position, un peu plus bas, le souffle coupé. Elle tente de se relever, s’accroche à la rampe, veut poser le pied par terre, hurle et retombe en arrière. Et si elle essayait d’avancer à cloche-pied ? Elle hasarde un premier saut, modeste pourtant, mais l’impact de son pied vaillant imprime une secousse à tout son corps et envoie une décharge dans sa cheville. Elle renonce, abattue... Et là, en bas de l’escalier, le sentiment l’envahit qu’elle a déjà vécu cette scène, mais elle ne sait plus quand... Une petite femme jetée au bas d’un escalier comme un sac de linge sale, blessée par sa chute et que personne ne relève... Mais son rêve, bien sûr !

- Ma parole, souffle-t-elle tout haut en grimaçant, c’était un rêve prémonitoire !

A quelques mètres d’elle, un râteau lui servirait bien de canne si elle pouvait l’atteindre, car il faut bien qu’elle appelle quelqu’un pour bander cette cheville, et le téléphone est là-haut, dans l’entrée...

- Voyons, comment font les culs-de-jatte, marmonne-t-elle ; elle en a vu beaucoup dans bien des pays qu’elle a visités,  Le plus simple est de remonter sur les fesses. S’asseoir sur une marche...

Et, prenant appui sur ses mains et sur son pied valide, elle remonte l’escalier à contresens puis, une fois arrive en haut, se retourne et continue à quatre pattes jusqu’au placard à balais. Ça  fera l’affaire, au moins pour atteindre le téléphone.

 

- Le docteur ne peut pas venir, lui dit la secrétaire au bout du fil, il a trop d’urgences. Voyez monsieur Leboiteux !

- Monsieur Leboiteux, il y a un autre médecin à Corbigny ? fait Margot étonnée.

- Non, Monsieur Leboiteux, le rebouteux !

- Le rebouteux... Mais c’est le monde à l’envers ! s’écrie Margot, on est encore au Moyen Âge ici !

- Non, non, au vingt-et-unième siècle, la détrompe patiemment la secrétaire, les médecins ne veulent plus s’installer ici. Mais croyez-moi, Monsieur Leboiteux saura faire la différence entre une fracture et une entorse. En tous cas il immobilisera votre pied et vous enverra éventuellement faire une radio à Nevers. Il nous rend de grands services.

- Monsieur Leboiteux, vous avez dit Monsieur Leboiteux ? Il exerce encore ? Ben décidément...

Pour la deuxième fois aujourd’hui, le rebouteux, que Margot avait complètement oublié au fond de son enfance s’impose à son souvenir.

- Pourquoi “décidément” ?, hésite la secrétaire. ..Ah ! je vois ! Non, c’est Bertrand, son fils, qui a pris la relève... Mais lui aussi, il va bientôt arrêter...

 

 

***

 

Leboiteux fils ressemble à son père comme deux gouttes d’eau. Margot n’en revient pas, se sent confuse, ne sait plus quel jour on est, quel âge elle a, si elle rêve ou si elle est bien là, mais dans sa cheville, la douleur, bien réelle, lui remet les idées en place : c’est elle qui a mal, c’est elle qui s’est cassé la figure dans l’escalier ce matin. Personne d’autre.

- Bertrand Leboiteux !, annonce l’homme avec un sourire malicieux. C’est pitié de ne se revoir que dans ces circonstances...

Margot, appuyée sur son balai, a l’air ahuri. L’homme patiente quelques secondes, mais le visage de Margot reste sans expression.

- Tu ne me remets pas ?

- On se connait ?, risque Margot.

- J’étais dans la classe de ta mère !, reprend l’homme d’une voix enthousiaste à l’idée de rafraîchir la mémoire de Margot, et toi dans celle de ton père. J’avais trois ans de moins que toi... Enfin je les ai toujours !, corrige-t-il et, autant peut-être pour se consoler de n’avoir laissé aucun souvenir à Margot que pour ne pas la gêner, C’est sans doute pour ça que tu ne te souviens pas de moi, ajoute-t-il.  

L’œil de Margot ne s’éclaire toujours pas.

-  Oui, oui, oui, fait-elle, agacée. C’est pour ma...

- Ta mère, continue l’homme qui ne prête aucune attention à l’impatience de Margot, ah, elle me fascinait quand elle nous faisait les leçons d’his...

- Oui, et ben ça, c’est une autre histoire !, coupe Margot, bourrue, et, à grand renfort de gesticulations périlleuses, elle montre, avec son manche à balai, son pied enflé dans une charentaise hors d’âge.

Leboiteux y jette un regard placide et reprend le fil de ses idées : Madame Poirier racontant Henri IV… Et la révolte des Jacques… Et la Saint Barthélémy, et la Révolution française…        

- Tu te souviens ?

L’histoire, épique, qui ravissait l’enfance du rebouteux a l’air de l’intéresser beaucoup plus que celle qui, aujourd’hui, préoccupe Margot. Elle reste là, sur une jambe, armée de son balai, s’appuyant au chambranle et pointant son pied avec insistance.

- Bon, on ne va pas refaire le Monde, non plus, marmonne-t-elle, alors vous êtes là pour ma....

- Tu me vouvoies ?

- Je me suis...

Margot n’a pas le temps d’achever sa phrase : tout à son paradis perdu, Leboiteux semble intarrissable.

- Et les leçons de choses, comme on disait... C’était quelque chose, les leçons de choses avec madame Poirier...

- C’est que je ne suis pas bien patiente, se récrie Margot en martelant le sol de son manche à balai.

- Aujourd’hui, t’es bien obligée pourtant, plaisante Leboiteux en haussant les sourcils… Elle aimait ça, les leçons de choses, madame Poirier, ça se voyait, hein, elle savait observer. Elle m’a appris comme c’est important, d’observer la nature, les gens, de remarquer les détails…

L’air rêveur, Leboiteux dévisage Margot, ses cheveux décolorés, filasse, trop fins, trop rares, ses yeux trop pâles, son air furieux.

-        Elle disait toujours qu’il n’y avait pas d’intuition

féminine, ni de voyance extralucide, que tout ça n’était qu’attention aux details, tu te souviens ? Pas de magie ni de naturel féminin, les details, remarquer les details… Tu te rappelles ? Tout était dans l’éducation, pour elle.

-        Ça, elle y croyait à l’éducation de tous, concède

Margot, d’un ton qui voudrait bien mettre un point final à l’énumération des qualités de sa mère que son fervent disciple lui chante depuis dix minutes.

-        Elle nous apprenait à faire des herbiers, ça, elle

connaissait les fleurs et les plantes... Pas aussi bien que mon père peut-être, mais... Ils s’entendaient bien d’ailleurs. Je me souviens même du jour où elle l’avait pris en exemple devant toute la classe ; je peux te dire que j’étais pas peu fier !

Et, pendant qu’il s’agenouille pour regarder enfin le pied de Margot, Leboiteux fils n’en finit pas d’allonger la liste des vertus de sa maitresse d’école, si soucieuse de bien faire, si soigneuse, si délicate, si passionnée par son travail.

Margot soupire profondément.

- Ça te fait mal ? Ça va durer quatre ou cinq bonnes semaines... Elle savait très bien dessiner aussi, je me souviens.

Tout en bandant la cheville douloureuse, Bertrand Leboiteux regarde autour de lui.

- Tu as gardé ses gravures ?

- Bouh ! Toutes ces vieilleries, j’en avais marre, je m’en suis débarrassée. Elles doivent être au grenier, dans une malle.

- Tu me les montreras, ça me ferait plaisir ?

Tout appliqué qu’il est à fixer la bande avec une épingle de nourrice, Bertrand Lejoyeux s’est tu un instant. Margot se prend à espérer que la veine est tarie, mais non.

 ...Ton père par contre, reprend-t-il en se relevant, lui, il se moquait des gens. De leur crédulité. Il disait que la sorcellerie, la magie, les histoires de Bon Dieu, tout ça, c’était à foutre dans le même panier ! Bon pour les imbéciles, les arriérés... J’en prenais pour mon grade…

Margot ricane. C’est juste, elle entend encore les déclarations tonitruantes de son père ; sa voix... Sa voix puissante, si convaincante. Ses réparties à terrasser son auditoire, de sorte que dans la famille, on s’accordait à dire qu’il aurait dû faire de la politique, il aurait fasciné les foules. En tous cas, petite fille, elle voyait bien qu’il clouait le bec à tout le monde et ça la subjuguait. Elle était fière d’être du côté du plus fort et l’humiliation infligée au petit Leboiteux l’amuse encore.

- C’est ça qui l’empêchait d’avoir des amis, continue Leboiteux sans se soucier du regard rêveur, un peu absent, de Margot, il était amer, ton père... Si je peux dire, ajoute-t-il en pouffant légèrement de rire.

Puis, avec un soupçon d’amertume, lui aussi, devant le masque indifférent de Margot, il reprend :

- Il avait trop de mépris pour les gens, ton père, c’est ça qui l’isolait, hein, parce qu’à Corbigny, il y avait tout de même, - à cette époque en tous cas, aujourd’hui, je ne sais pas, c’est pas pareil, même les imbéciles ont des diplômes-, oui, y avait plein de gens intelligents, même s’ils n’avaient pas fait d’études. Des gens qui savaient plein de choses...

Margot n’écoute plus vraiment. La voix de stentor de son père tonne à ses oreilles, vibre dans son corps. Un orateur qui en aurait imposé à l’époque des meetings sans micro. Qui aurait surpassé les autres... Comme Danton, avec ses boutades ? ...A quoi ressemblait Danton, à Depardieu dans ce film qu’elle a vu il y a des années ? Ou à son père, avec ses sourcils noirs et broussailleux, ses yeux noirs, et sa façon péremptoire de rejeter la tête en arrière pour dominer son auditoire...? Sa mèche brune qui retombait sur son front lorsqu’il ponctuait ses discours d’un coup de menton trop vigoureux. Margot l’imagine bien en tribun, galvanisant la foule sur le forum de la Rome antique...

-‘Monsieur Poirier est souffrant ce matin’...

La voix de Leboiteux, qui a changé de ton, ramène Margot au présent.

- Quand elle disait ça, ta mère, on savait bien de quelle maladie il s’agissait, hein, mais on se taisait par égard pour elle... Et elle prenait sa classe en charge, en plus de la sienne. Et nous qui l’avions eue dans les petites classes, on voyait bien que les corrections, dans nos cahiers, c’était souvent son écriture...

Leboiteux n’en finit pas. Margot a hâte qu’il s’en aille. Même si elle manque de compagnie, elle préférerait qu’il ne remue pas ces souvenirs-là. Ça fait beaucoup pour aujourd’hui. Tout de même il  l’a relativement rassurée sur sa cheville : non, non, y a pas de fracture, pas la peine d’aller faire une radio, c’est une entorse de l’avant-pied, a-t-il dit sans hésiter. Alors elle se tait, et refoule son agacement. Quoiqu’il en dise finalement, se dit-elle en soulevant ironiquement les sourcils, il n’a peut-être pas tant d’intuition que cela, puisqu’il ne semble pas remarquer son désintérêt manifeste.

- Elle a eu bien du mérite, ta mère, reprend d’ailleurs Leboiteux, elle faisait tout pour sauver la face de ton père, hein...

Ils causent encore un peu, lui surtout. Il a, dit-il, toute la confiance du médecin qui lui envoie ses patients pour leurs rhumatismes, leurs lumbagos, torticolis, foulures, vertiges et même leurs troubles digestifs. Il parle de son activité croissante, de ses enfants qui ne reprendront pas le fond de commerce, comme il dit, se lève enfin, et pose sur la table un pot d’onguent.        

 - Deux fois par jour. Tu masses ta cheville avec ça, doucement.

- Qu’est-ce que c’est ? demande Margot.

- Oh, rien de révolutionnaire, c’est  ce que mon père donnait déjà à ta mère à chaque fois qu’elle était couverte de contusions, alors tu vois, c’est un vieux remède !

Margot sidérée ne répond pas. Elle vient de comprendre qu’il y avait eu, dans son enfance, bien d’autres scènes que celle qui lui est revenue tout à l’heure au réveil.

…Donc, tout le monde le savait, sauf moi, médite-t-elle, grâce aux talents de ma mère qui s’évertuait à me le cacher, à me protéger de la réalité, à ne pas ternir l’image de mon père... A préserver l’admiration que j’avais pour lui… Peut-être aussi  pour garder l’illusion de sa réussite à elle, d’avoir été choisie par un normalien, elle, la petite suppléante dont le père ne savait pas écrire et qui, avant d’être jugée digne d’intégrer la fonction publique, avait, pendant des années, fait des remplacements dans toutes les écoles du pays. Ce père, qu’elle avait toujours trouvé si brillant, dont l’ironie faisait taire ceux qui ne voulaient pas en faire les frais, ce père qui l’avait fascinée, qui aurait pu être un orateur politique de talent, un meneur d’hommes, avait donc aussi été une brute ?

***

 

Affalée sur sa chaise de cuisine, Margot est un peu sonnée. La douleur, sûrement, propose Leboiteux qui lui a rapporté des cannes anglaises de sa voiture. Lui donnant le bras, il l’aide à s’installer dans un fauteuil.

-        On dirait que tu me guides à l’autel, s’esclaffe

Margot.

En approchant une chaise pour surélever la jambe de

Margot, Leboiteux sourit. Elle n’est pas le genre de femme

qu’il aurait jamais choisie. A moitié folle, voire complètement dingue, comme disent les gens par ici.

Lui non plus n’est pas son genre à elle. Rien de physique, non, il est même bien conservé, assez bel homme finalement, quoiqu’il ait le nez un peu trop busqué, le poil trop noir et le teint un peu trop mat au goût de Margot. Aussi brun que mon père, au fond, constate-t-elle. Aussi brun que l’homme de son rêve, aussi... C’est une expression, l’homme de son rêve, se dit Margot… Pas tout à fait, mais presque ça… Ah, c’est agaçant, comment dit-on ? Ah, c’est ça, on dit l’homme de ses rêves... Hitler, l’homme de ses rêves ? Ou son père, qu’elle adulait, et dont cette nuit les agissements mal cachés, mais qu’elle avait oubliés, se sont révélés à elle ?

 

- Ein führer, murmure-t-elle.

Leboiteux, qui ouvrait la porte, s’est retourné.

- Pardon ?

- Rien, rien.

 

 


 



19/04/2024
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 152 autres membres