le-soleil-et-la-lune

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C.

 

A cette heure, il n’y a plus grand monde dans la milonga que, depuis peu, même ses habitués délaissent pour de nouveaux lieux. Douze ou treize personnes, pas plus ; trois hommes seulement.  L’assemblée est si clairsemée que je n’ai pas manqué de remarquer cet homme de haute taille qui n’a cessé de danser, avec d’autres, un tango tranquille et discret, et qu’il me semble voir pour la première fois. Peut-être n’est-il pas coutumier des lieux que je fréquente ? Peut-être n’est-il pas parisien ? En tous cas, jusqu’à cette heure avancée de la nuit, il m’a préféré d’autres danseuses. Trop peu experte pour lui, pensé-je.

 

Depuis un moment, il s’attarde, assis au milieu des femmes regroupées les unes à côté des autres, et qui attendent encore qu’on les invite ; il regarde. Il attend. La fermeture peut-être ? Et puis il se lève. J’ai tout juste le temps de lui jeter un coup d’œil, et de capter le sourire furtif qui égaie son regard, à peine, quand il me tend la main. J’y prends appui. Il est grand, mais il y a quelque chose de rond chez lui, son visage, sa corpulence peut-être. Pourtant… Je ne sais quoi me fait sentir qu’en cette première fois que nous allons danser ensemble, il y a une distance nécessaire, et que ce sera la mienne. Il fera avec. Il ne dit rien. Je sens, dans ce silence, qu’il est attentif à ma présence, à ma posture, à mon équilibre, à ma manière de peser contre lui, à la pression de ma main, à mes appuis, qu’il prend la mesure de ma nervosité, de ma détente, de la musique aussi ; qu’il évalue la confiance que je lui prête, lui mesure ou lui refuse. Il écoute. Le rythme de la mélodie, bien sûr, et quelque chose d’autre. Peut-être ce que j’émets, moi aussi ? Et il nous met en mouvement. Tout droit, devant lui. Il est solide et stable. Il me guide fermement et doucement à la fois, me rapproche et relâche son étreinte, jamais serrée ; il suit le tempo, prend son temps, me laisse le mien, interprète le chant, s’accorde à mon contre chant, m’attend, s’adapte. D’un tempo rapide à un tempo plus lent, il change de rythme sans jamais aucun accroc, change de figure en souplesse, suspend la danse, donne du legato. Sa manière d’enchaîner les mouvements révèle une main de maître, une main qui ne tremble pas, une main sûre, un corps musical. Sans brutalité. Sans décision impromptue, de celles qui surprennent, secouent, au dernier moment, sans prévenir. Pas plus que ne me dérange sa créativité, rien de ma fantaisie ne semble l’ébranler.

A la cortina, me reste comme un enchantement dont il ne me dit pas s’il est partagé. J’entends tout juste un bref remerciement. C’est comme si, le temps de trois tangos, un ange était passé, et demeurait.

Nous nous rasseyons à la même place, pas très loin l’un de l’autre. Mes voisines se mettent à bavarder avec moi. Celle de gauche, souriante et malicieuse, a très peu dansé ce soir-là. L’autre à peine plus.

« Evidemment, plus d’hommes que de femmes. Comme d’habitude.

-          La patience… Paraît que c’est une vertu féminine…

-          N’est-ce pas, dirait Pénélope…

- Tu parles ! », s’exclame-t-on à ma gauche, « Encaisser les déceptions...

- Alors allez inviter, faites votre choix, vous aussi, tant pis pour les conservateurs...»

Mes voisines rient.

 « Je crois que je vais renoncer », confie celle de droite.

« Moi aussi, j’attends la prochaine tanda et, si je ne suis pas invitée, je pars. »

 

C’est leur tour sans doute. On commence à jouer une valse et le grand danseur silencieux est à nouveau devant moi. Sa réserve me retient de le regarder plus qu’un très bref instant. Je retrouve son enlacement ferme et souple à la fois, sa démarche assurée, ses intentions claires, la stabilité de son corps. Il y a quelque chose de têtu dans sa manière de résister à on ne sait quel mouvement où m’entraînerait parfois ma tendance à l’indépendance, et c’est étonnant de se sentir ainsi contrée, sans violence, et de le laisser décider des figures.  De liberté, il ne me laisse que ce qui, pour lui, est acceptable, et c’est suffisant. Pour m’arrêter, marquer les changements de figure, il me soulève, à peine, légèrement, et son mouvement est bel et bon comme une virgule. Dans un soupir, sur les notes longues, nous restons en suspens puis, aux premières notes de reprise, nous appuyons dans le sol et, dans un légato inspiré, repartons dans les volutes de la valse.

 

Il n’y a plus que deux couples sur la piste. Les femmes délaissées regardent le dialogue muet de nos corps, les courtoisies, les invitations, les je-vous-en-prie, passez-la-première, les attendez, les si vous permettez, les venez, les filons, les doucement, doucement, tout doux, les accrochez-vous, les posons-nous, vous voulez bien ?

Puis il y a une autre tanda que, parmi les quatre ou cinq femmes qui attendent, il me propose à nouveau de danser avec lui. Ma voisine de gauche, amusée, hausse les sourcils et, à mon retour, commente avec drôlerie ma chance d’être soudain élue au rang de partenaire préférée. Il ne me laisse plus me rasseoir.

 



18/11/2017
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