le-soleil-et-la-lune

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K

K

 

Quelques tours sur nous-mêmes pour retrouver la densité de l’abraso, prendre le rythme. Quelques tours, toujours, avant de nous engager dans les premiers pas d’un tango, d’une valse ou d’une milonga. Il démarre, impétueusement, sans hésitation, peut-être parce qu’il me connaît et sait que je lui emboiterai le pas immédiatement, sans bafouiller. Puis, à la fin de la tanda, « Ça allait ? », me demande-t-il immanquablement.

 

Ça fait deux ans que nous dansons ensemble, ça fait deux ans que je lui fais compliment de sa façon de guider, de la sécurité où il met sa danseuse, de la clarté de ses indications, mais il s’obstine à douter de lui. Les autres sont plus… Il est moins… Ils font plus… Il a peur qu’on s’ennuie dans ses bras.

« Ça allait ? 

-          Mais oui ! Bien sûr ! » 

Puis je le taquine. 

« Ah non, en fait, non. Pas du tout… 

-          Ah non ?», reprend-t-il, inquiet.

Je ris. Son expérience d’autres danses a donné à son corps cette assurance, sinon cette confiance, qui lui font suivre sans accroc n’importe quel rythme et lier entre elles les figures comme par un tour de passe-passe mais, dans les précautions avec lesquelles il navigue entre les couples, évitant le coup de talon d’une danseuse, la jambe d’un autre, lancé en pleine acrobatie, prévenant les risques de choc avec un maladroit qui chaloupe ou recule sans rien voir, ou bien quand il m’épargne de poser le pied trop brutalement, assurément, c’est sa délicatesse d’âme qui transparaît. Il ralentit, piétine, patiente derrière un couple trop lent ; parfois, souvent, à l’approche d’un agité, pour me protéger, il enveloppe mes épaules de ses bras ; il cède la place. Immobilisée, je pense que le risque n’était pas bien grand, que je ne suis ni en sucre, ni en verre et qu’il est dommage d’arrêter la danse. Parfois tout de même, un coup d’épaule le bouscule, dont l’auteur ne s’excuse pas toujours. Nous nous regardons : l’autre, comme s’il ne s’était rendu compte de rien, ne s’est pas retourné, n’a pas exprimé le moindre regret, et je sens que, le constatant, M. pense : « Voilà, s’excuser, ce gars trouve que ça ne vaut pas la peine. Négligeable. ». ‘Ce gars’, parce que M. n’accuse jamais les femmes.

 

Au début, il écoutait avec réticence mes remarques ironiques, narquoises, sur les uns ou les autres, leur affectation, leur air inspiré, leur façon d’en faire trop, leur dégaine. Il n’aime pas la moquerie, quelque forme qu’elle ait. C’est une habitude qui, à peu de frais, permet sans doute de briller sur le compte des autres et dont la vanité n’a d’égal que la méchanceté. Il déteste ça, la méchanceté, la mesquinerie. Tout juste s’autorise-t-il à désavouer les hommes trop brusques à son goût, trop expansifs. Ils lui semblent ne pas respecter les femmes qu’ils ont dans les bras.

 

K est à peine plus grand que moi, ses cheveux grisonnent. Il s’habille simplement, presque toujours en polo, qu’il change dans la soirée s’il a trop transpiré. Il n’a pas aux pieds de ces coûteuses chaussures de tango, souples et fragiles. Mais, depuis qu’un jour de fête populaire des femmes, désolées de le voir rester, décidément, sur le côté de la piste, l’ont pris sous les coudes pour l’entraîner dans leurs gavottes et autres rondes, il danse de tout, avec grand plaisir, avec détermination. Leur entrain l’a contaminé ; ce jour-là, il a senti combien le mouvement le ranimait, combien son corps s’accordait avec la musique, avec le rythme ; comment tout cela instillait des flammèches de joie dans une vie où, jusque-là, il y avait sans doute eu plus de contraintes que de légèreté et où il avait tiré bien des fardeaux. Seul. Dans l’adversité. Sans arrières. Et dans la danse, tout à coup, ses pieds, légers, libérés ; des femmes, dans ses bras, qui n’étaient pas des poids, et voulaient bien avancer, bouger, écouter les suggestions qui lui passaient par le corps. Non plus des femmes pétrifiées, des femmes gelées, mais des femmes souples et vivantes.

 

K les préserve, prend soin de leurs pieds, les repose doucement sur le sol, attend qu’elles aient terminé leur figure, tranquillement, accepte leurs fantaisies, les miennes en tous cas, celles des autres aussi certainement, les intègre dans le rythme, reprend… Il préfère les musiques alertes, vives, et s’il excelle à faire se succéder les croisés, à renverser le sens des huit, des tours, à alterner les figures, il déteste le spectaculaire. Il ne guide jamais ces mouvements de jambe où la femme enroule sa jambe autour de la hanche de son partenaire, puis la ramène vers elle, la replie, dissocie le torse et le bassin pour lever à  nouveau le genou sur le côté, sans gêner son partenaire, puis repose le pied en arrière. Peu de volées, qu’il se représente sans doute comme trop brusques. Il lui faudrait contrarier le mouvement de sa danseuse, la prendre de surprise, et certainement il trouverait ça irrespectueux, brutal. Il n’arrive pas à jouer ce jeu-là. Certainement un jour il trouvera ces gestes d’une conduite ‘coulée’, sans violence, mais brillante, que réussissent les C, les S, et quelques-autres ; il faudrait que je les lui montre, juste pour qu’il se réconcilie, peut-être, avec la compatibilité du guidage de figures impromptues et du plaisir donné. Il aime tant, déjà, les rythmes vifs des milongas et des valses. Enthousiaste, il y emporte sa partenaire sans jamais l’étourdir, il se fond dans la musique, il tourbillonne et, avec un naturel inouï, impulse tout ce qu’il veut.

 



02/12/2017
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