le-soleil-et-la-lune

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S.

 

Personne, ou presque. Pourtant le DJ est là, assis sur les marches de l'Opéra ; il bavarde avec deux hommes que je ne connais pas, et la sono est installée au milieu du parvis. Je suis rarement venue ici : trop de circulation, trop de bruit, trop peu de place à mon goût, mais le DJ du soir propose une musique qui me plaît toujours. Appuyée contre le mur, je change de chaussures, pousse mon petit sac dans le recoin d’une porte, et j’attends. Deux minutes, trois minutes. Un danseur arrive, que je n’ai repéré, sur les quais de la Seine, que depuis très peu de temps : une danse maîtrisée, élégante. Sur son visage, l’étonnement, peut-être l’inquiétude, devant l’esplanade déserte.

« Que se passe-t-il qu’il n’y ait personne ce soir ?

-          Il est encore tôt peut-être. Ça commençait à 20 h 45…

-          20h 55…

-          Le temps alors ? Un peu incertain ?

-          Hmm… »

Lui aussi change de chaussures, se redresse et, écartant les mains, il me regarde, l’air de dire : « Bon, puisque nous n’avons pas le choix, essayons ! ». C’était peut-être : « Allons-y ?».

 

Nous voilà seuls au milieu de la piste, comme là, derrière les grilles fermées de l’Opéra, les  jours de représentation, les étoiles sur la scène. Il écoute la musique qui sort de la petite boite noire, là, au centre de l’esplanade, en même temps qu’il évalue, sans doute, ce qu’il pressent de ce corps qu’il a pris entre ses bras, plus ou moins souple, plus ou moins confiant, plus ou moins mobile. Dans le tempo ou non…

 

A distance d’abord. Plus ou moins. Puis  serrés pour cette tanda de tangos. Lents. Il prend son temps ; me laisse le mien. Je le sens détendu ; moi aussi, je le suis. Il propose, je réponds, il allonge le pas, j’étire le mien, il accélère, je suis. Il est net, il est clair, il accompagne l’amorti de mon pas, m’épargne ; tout passe. Une fois nous cafouillons, un peu.

« Excusez-moi.

-          Non, c’est moiJ’ai fait un pas de trop, ça nous a décalés.

-          Non, non, votre manière de poser le pied sur le sol me permet de très bien sentir où sont vos piedsAlors c’est très simple pour moi. »

Courtois, donc.

Il n’y a toujours personne autour de nous. Que se passe-t-il ? Ont-ils eu peur qu’il ne pleuve ?

« Continuons. », me dit mon partenaire quand s’engage une nouvelle tanda.

« Continuons. », confirmè-je.                                

 

Nous repartons, vivement, serrés l’un contre l’autre, et restons ensemble pour la tanda qui suit : des milongas, puis pour deux autres tandas de tangos. Nous nous lâchons à peine avant la tanda de valses, que nous dansons tantôt à distance, tantôt serrés. D’une manière, d’une autre, nos jambes se font des clins d’œil, rivalisent de fantaisie, s’enlacent l’une dans l’autre, se laissent soulever par un mouvement de jarret de l’autre, se replient sur une cuisse ; nous jouons, nous sourions des surprises que l’autre nous réserve, de la façon dont il se sort des nôtres, s’adapte, s’accommode, sinon de tout, de bien des choses.

 

Il guide un huit arrière, m’approche de lui, contre le creux de son épaule droite ; mon bras, qui a glissé du milieu de son dos à son épaule, revient vers l’omoplate quand il me ramène face à lui. Il est derrière mon dos et, côte à côte, enlacés par la taille, nous entamons une marche, entrecroisant nos jambes, comme des matelots fraîchement descendus à terre. Sur le contretemps, il jette la jambe  d’un côté, je l’imite, soit du même côté, soit symétriquement, selon ma fantaisie, mais ensemble nous retombons sur le temps. L’accord est juste. Puis nous enchaînons avec une balade tranquille, promenade au Prater… Reprise, autant de fois que nous n’en sommes pas lassés.

 

Quelques danseurs ont fini par arriver. Quelques touristes aussi, qui regardent cette danse profane sur le parvis du temple de la danse classique. Cette chorégraphie que nous inventons là, il se pourrait bien qu’on croie que nous l’avons répétée maintes fois.

 

A la cortina, S me propose un répit, que mes pieds commençaient à réclamer. Il me remercie. Moi aussi. Je lui souris. Son visage paisible, son regard limpide. Il me dit le plaisir qu'il a eu.

« Cela tient à la qualité de votre guidage… Merci encore.

- Je vous en prie… »

 

 

 



24/11/2017
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