le-soleil-et-la-lune

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Un défaut d’impression, tableau clinique d’une affection de la rétine

 

Ça fait quatre ans que nous nous croisons, le dimanche, au même endroit, du côté de l’Opéra. Nous nous croisons, mais lui ne me voit pas. Pourtant, les premières années, je l’ai regardé, à plusieurs reprises, et on sent, en général, le regard des autres sur soi, on lève les yeux ; bon gré mal gré, on leur rend leur salut. Parce que, quand on est enfant, on a appris à saluer, et à ne pas mentir, qu’il s’agisse de raconter des fables ou de feindre d’ignorer la présence des gens. En général… Mais cet homme-là est atteint d’une curieuse affection de la rétine ou, peut-être, du nerf optique, qui ne transmet plus les informations au cerveau, de sorte qu’il semble que l’image traverse son crâne sans pouvoir s’y fixer. Air du temps, peut-être, comme les allergies, mais il s’agit d’une affection sans prévalence de genre, de plus en plus courante… Elle trouve un terrain favorable dans les milongas parisiennes…

Démuni de ces données essentielles que fournissent normalement les sens, le malade se dirige alors droit devant lui, ignorant curieusement les obstacles, ce qui laisse à penser qu’un cinquième sens vient prendre la relève de la vue défaillante, phénomène assez fréquent dans les affections sensorielles. Cela se vérifie pour notre cas dominical, qui ne se prend pas les pieds dans ceux des autres, qu’il croise, frôle et parfois enjambe.

Malheureusement, cette pathologie du nerf optique ou de la rétine, -les spécialistes divergent encore sur ce point-, est souvent associée, dit-on de source bien informée, à l’atteinte d’un autre sens, et en effet, notre homme semble souffrir d’un dysfonctionnement du sens du mouvement, peut-être, là encore, un défaut des nerfs sensitifs, une sorte d’a-kinesthésie ou d’akinésie, je ne me souviens plus : la communication entre les gestes et le cerveau est perturbée, et le biais de perception conduit à une mauvaise coordination des jambes, des bras, de la tête et des épaules, du torse et de l’abdomen. Le malade marche en se dandinant, basculant exagérément d’une jambe sur l’autre, de droite à gauche et de gauche à droite.

Autre caractéristique de cette affection, il ne se rend pas compte du désordre dont il est atteint. Le dimanche après-midi, le cas qu’on croise régulièrement du côté de l’Opéra va, à petits pas pressés, inviter les jeunes femmes, les entraîne et les ballote de bâbord à tribord, dans un roulis qui tient plus de la menace de naufrage que du tango, cette danse de terriens solidement enracinés dans le sol. Lui, quand il veut rebondir, bascule de droite à gauche, sautille et, visant peut-être l’élégance, sa démarche d’automate ne produit rien d’autre qu’une impression mécanique. Convaincu de l’exemplarité de sa danse mais n’obtenant pas toujours ce qu’il voudrait de ses partenaires, il s’arrête et, paternel, leur explique, au milieu de la piste, ce qu’elles auraient dû faire, qu’elles ne savent pas faire, pense-t-il, qu’elles n’ont pas senti, trouvent-elles. Distorsion des perceptions qui ne lui effleure pas l’esprit. C’est une pathologie complexe que cette affection nerveuse…

Un jour cependant, la rétine, ou le nerf optique, de notre homme dut momentanément recouvrer ses facultés. Quoique, en quatre ans, il n’ait jamais pu percevoir ma présence, mon image apparut soudain à sa conscience. C’était un soir d’été, et il y avait pénurie de jeunes danseuses.  Il se planta devant moi, qui ne suis plus de toute première jeunesse, pour m’inviter à le suivre dans ses sarabandes. Tout sourire. Tout sourire, moi aussi, je déclinai sa proposition.

« Non. Merci.

- Non ? », s’étonna-t-il, et il resta planté là, attendant manifestement que je me ravise.

« Non. »

Une femme plus très fraîche, tout de même, elle ne devait pas être tellement sollicitée ? Il marmonna pour me convaincre, je suppose, comme si je n’osais pas, ou me trouvais trop peu experte pour un si bon danseur. Qu’on puisse résister à l’attractivité de toute sa personne, de sa danse, si exceptionnelle, il est vrai… Qu’on ne succombe pas… Devant mon inertie, il cacha sa déconvenue et tourna les talons. En se dandinant.

 

 

 



20/01/2019
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